Dans ce clip, un étrange jeune farfadet à l’aspect changeant et au corps mince duquel sort de façon surprenante un flow très grave et puissant est catapulté dans une folle traversée de mondes dont il sort entier et apaisé. Les mots du belge Shaka Shams vibrent d’une rage contenue dans les basses dures d’un électro-hiphop expérimental, et sont mis en image de façon virtuose par le duo Khol & Stehr, deux entités créatives réunies pour l’occasion.
Une partie hallucinée dans un jeu vidéo déstructuré très loin des codes habituels du hiphop.
Quand on fait quelques recherches sur le mot "Balrog" titre du morceau, on trouve deux entrées de taille : c’est d’un coté une puissante créature démoniaque, un esprit du feu issue du légendaire de l'écrivain J. R. R. Tolkien. Mais également, au Japon, c’est un personnage de jeu vidéo de la série Street Fighter, un boxeur américain gourmand qui aime l'alcool, le jeu et les femmes. Pour Shaka Shams, Balrog représente la colère intérieure, refoulée - ou la "rage" mais qui doit être utilisée de façon plus positive, en énergie de la motivation. Prenez toute votre colère et détournez-la au service de votre passion.
Colère > Rage > Energie > Passion.
C'est le message incitant à transformer du négatif en positif contenu dans ce "Balrog", le troisième titre de L’ep Action Only Volume 2, qui sortira le 3 juin.
Pour mettre en images la voix grave et envoutante de cette étoile montante du hiphop belge, on trouve un duo au nom qui sonne très fort : Khol & Stehr. Tout comme Mulder & Scully, Smith & Wesson ou Roux & Combaluzier, Alice Khol et Yoann Stehr ont réuni leurs compétences et leurs puissances créatives pour accoucher de ce trip visuel.
Dans leur conception, on retrouve bien cette idée du "Balrog" personnage énergique de jeu vidéo, mais ici croisé avec la créature mythologique ayant le pouvoir démoniaque de changer constamment d’aspect. Dans cette odyssée visuelle libre, ce "balrog" traverse des univers comme autant de niveaux de jeu allant du sombre oppressant à l’euphorique fleuri suivant les intonations du flow de Shaka Shams.
C'est peut-être grâce à cette construction en niveaux de jeu à l'esthétique très variée que le mélange des visions de ces deux réalisateurs a pu se faire naturellement.
Pour comprendre comment malgré leur différences, la photographe / réalisatrice / documentariste Alice Khol et le réalisateur / découpeur / colleur Yoann Stehr (dont on vous a déjà parlé ici) avaient pu si bien s’exprimer ensemble on leur a tout simplement posé des questions.
Alice Khol a gentiment pris le temps de nous raconter dans tous les détails comment ce clip expérimental bénéficiant de bons moyens techniques a pu voir le jour.
Alice Kohl : "Ce projet de clip a démarré par suite du lancement d’une nouvelle bourse d’aide à la réalisation de clips musicaux initiée par le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie Bruxelles. J’avais rencontré Yoann Stehr lors d’un festival de clips (le VKRS) ici à Bruxelles dans lequel nous avions reçu un prix pour nos clips respectifs, moi : Alek et Les Japonaises - Je mange du pain (ci-dessous) et lui : Corps à Corps (clip et interview).
Quand l’appel a été lancé, je lui ai proposé une co-réalisation. Je savais qu’à l’époque il voulait déjà lancer sa propre boîte de production Super Tchip (ici) et que cet appel était une bonne opportunité de mélanger nos deux univers".
Alice Kohl : "C’est Yoann qui a découvert Shaka Shams par le biais d’une agence de presse qui s’appelle Five Oh (là) et dont il partage les bureaux. Il avait demandé à Marianne Cattoir de lui donner le nom d’un jeune rappeur prometteur qui n’aurait pas encore vraiment d’univers visuel. Elle lui a envoyé l’EP de Shaka Action Only (Volume 1 & 2) et on a choisi Balrog. Ensuite nous avons écrit le dossier ensemble, lui plus à la recherche d’images et d’univers visuels et moi plus au scénario. Puis, lorsque nous avons obtenu la bourse, le travail de production a commencé. Nous réalisons tous les deux des clips depuis un moment, nous avions donc à notre disposition un panel de collaborateurs. Le tout était de trouver les bonnes personnes pour ce projet".
Alice Kohl : "Pour l’écriture, nous nous nourrissons de beaucoup d’images, qu’elles soient fixes ou en mouvement. Faire des clips est un travail collaboratif où nous devons mettre notre esthétique au service d’un artiste. Pour moi il s’agit de faire se rencontrer deux univers. Ici la rencontre était double : Yoann et moi devions fusionner nos univers pour servir celui de Shaka". "Shaka Shams a tout suite été emballé par l’univers que nous lui proposions et nous a laissé carte blanche. Il faut dire que c’est une sacrée opportunité pour un musicien émergent d’avoir une telle somme pour produire un clip. Ici en Belgique, les budgets de clips tournent plutôt autour de 3000 euros que de 20 000. Ce qui fait que c’est vraiment l’art du bricolage.
Si en amont, nous avons très peu communiqué, Shaka a été super pendant tout le tournage. Très calme et posé entre les prises, il interprétait chacun des rôles avec une grande facilité et passait très bien à l’image. Un vrai plaisir de travailler avec lui".
(Photos de plateau ; Alice Khol et Alexandra Beyer)
Alice Kohl : "En écoutant le morceau, il nous est apparu comme 4 personnages différents par la manière dont Shaka rappait et utilisait sa voix. Nous avions l’image d’un jeune homme qui se cherche encore comme au sortir de l’adolescence lorsque l’on passe par plusieurs looks pour enfin trouver celui qui nous correspond. Il y avait aussi l’idée que son parcours musical était un chemin semé d'embûches et que se faire une place dans le milieu est très difficile. Dans ses visuels précédents, il y avait des références comme le manga et le jeu vidéo ainsi que la 3D qui sont des références très générationnelles. Notre idée a donc été de faire de Shaka un personnage héroïque qui traverse des mondes (qui sont des univers esthétiques à part entière) dans lesquels il rencontre des doubles de lui-même ainsi que son Balrog. Nous aimions bien l’idée que nous avons toutes et tous des doubles maléfiques et que notre pire ennemi pour avancer est souvent nous-même. Tout ça en y ajoutant une touche d’humour qui est pour nous essentielle".
Alice Kohl : "Après avoir écrit un scénario et développé un univers, nous avons cherché notre équipe. Ça a été un mélange de personnes avec qui nous avions déjà travaillé chacun de notre côté mais aussi de personnes du côté flamand conseillés par Marianne Cattoir (Five Oh) (là) (qui nous a mis en contact par exemple avec Marie Van Puyenbroeck la styliste qui a fait un merveilleux travail sur le clip).
Ensuite, nous avons fait un grand travail préparatoire : beaucoup de réunions et nous avons même fait réaliser un animatic - un story board animé - (par Julien Regnard) pour avoir une bonne idée du découpage en mouvement, chose dont je n’avais jamais eu les moyens.
Comme il y a avait une grosse partie de 3D et pas mal de compositing nous avons travaillé avec Simon Breveeld qui avait déjà réalisé deux clips en 3D avec Super Tchip (articles dans Brainto ici et là). Il faisait donc déjà partie de la famille.
À l’image, nous avons aussi choisi de travailler avec un directeur de la photographie très pointu, Tristan Galand qui avait l’habitude de travailler avec des FX (effets spéciaux).
On voulait vraiment que ça claque".
Alice Kohl : "Ensuite pendant le tournage (qui a duré 2 jours + 1 jour de prépa pour la déco et tous les tests techniques) la répartition des rôles entre Yoann et moi s’est faite très naturellement. Nous avons une grande complicité artistique lorsque nous collaborons. Et aussi une certaine sensibilité commune qui fait qu’il y a une sorte de communication non verbale qui se met en place par le fait de voir et d’anticiper les choses au même moment. Et en règle générale, nous sommes assez d’accord sur les choix artistiques. Être à deux à l’avantage de permettre de prendre le relais quand l’autre a un coup de mou. Mais il est clair que je ne pourrais pas faire ça avec n’importe qui. Il faut vraiment avoir cette sensibilité commune pour coréaliser".
Alice Kohl : "On a eu ensuite une après-midi de tournage pour la motion capture. Shaka devait jouer les scènes à intégrer avec un costume mocap, (motion capture) une combinaison avec plein de petits capteurs qui vont permettre d'enregistrer le mouvement pour que le personnage 3D de Shaka puisse les reproduire à l’identique. Je n’avais jamais fait ça et c’était assez fascinant ! Puis nous avons fait un "ours" de montage (un pré-montage) avec plein de trous, là où devait aller les scènes en 3D et les effets spéciaux.
En ce qui concerne la post-production c’est plutôt Yoann et bien sûr Simon qui ont pris ça en charge avec tous les logiciels appropriés. Moi je ne suis une "klette" en matière d’FX ou d’animation, et je suis un peu allergique à AfterEffect. Donc cet aspect-là, était moins mon créneau.
Co-réaliser n’est pas toujours évident et lorsqu’on porte de gros projets avec exigence, il est difficile de créer sans tensions mais nous avons réussi à fusionner nos univers au service de la musique de Shaka. On a eu d’excellents retours, on en est très heureux".
Alice Kohl : "Mon inspiration vient beaucoup de mon quotidien et des rencontres que je fais au cours de ma vie. Je suis une grande observatrice. C’est vraiment ma posture depuis toujours : observer les êtres humains autour de moi. Leur façon d’agir, de se comporter les uns avec les autres. Être attentive pour essayer de décoder tout ça. Vaste programme, ha ha…".
Alice Kohl : "Pour les projets de commande comme celui-ci, il a d’abord une phase d’observation, d'imprégnation de l’artiste, de son univers, puis je m’inspire en regardant beaucoup d’images. D’autres clips, bien sûr, mais aussi des photos, des films etc… Ça peut aller des films de Vampire à l'Orientalisme. Je ne retiens pas forcément les noms mais j’ai une très bonne mémoire des images. (Je gagnais tout le temps au jeu du Mémory quand j’étais petite). Cette passion pour les images, je la partage avec Yoann. Il regarde énormément de choses : il a toute une bibliothèque Viméo avec beaucoup de références incroyables qu’il m’a fait découvrir. C’est sa spécialité d’utiliser des images pour réaliser ses animations en collage. C’est un grand collectionneur de visuels et on se ressemble assez sur ce point-là".
Alice Kohl : "Pour mon travail en photographie c’est la même inspiration, sauf que le lien au monde est plus direct. Il n’y a que mon objectif entre l’image que je veux produire et le monde. C’est un moment beaucoup plus rapide et léger de créer une image dont je ne pourrais me passer. Mais les projets audiovisuels m'apportent autre chose. Une narration, une profondeur dans ce que j’ai envie de raconter sur le monde que j’observe et bien sûr me permet de collaborer avec plein de personnes géniales".
Alice Kohl : " J’ai commencé tardivement même si j’ai toujours beaucoup été attiré par l’image et le cinéma et que j’ai toujours travaillé dans le domaine culturel. J’ai d’abord fait des études de communication à l’université de Rennes. Puis dans un second temps, alors que je travaillais dans des festivals de cinéma en Belgique, j’ai suivi des études de photographie en cours du soir à l’école Agnès Varda, à Bruxelles que j’ai terminé en 2012. Et je me suis découvert une passion pour la photographie. En 2016, je quitte mon emploi salarié pour me lancer à temps plein dans la photographie et c’est à ce moment que je réalise mon premier clip et mon premier court métrage documentaire. À 34 ans donc. Si je mentionne ceci c’est pour inciter les autres femmes à ne pas avoir peur de se lancer à tout âge dans la création si elles en ont le désir. C’est un pas que j’ai fait tardivement alors que j’y pensais depuis très longtemps. Bien sûr, il a fallu pas mal de courage et pour moi ça reste un combat à mener au jour le jour, mais je suis très contente d’avoir osé franchir le pas".
Alice Kohl : "En ce moment je travaille sur un projet de court métrage de fiction et je développe un nouveau documentaire. Avec Super Tchip, on a aussi reçu un avis positif de la commission pour un nouveau projet de clip. L’aventure continue".
Alice Kohl : "J’ai envie de vous partager le nouvel album des Belges Charlotte Adigéry et Bolis Pupul. Leur nouvel album Tropical Dancer a été une véritable claque. Ça faisait longtemps que je n’étais pas tombé sur des artistes dont j’ai envie d’écouter la musique en boucle et dont les sons infuseront toute une période de ma vie. Beauté, humour et auto-dérision. Une grande bouffée d'oxygène. Une sorte d’authenticité un peu merveilleuse qui aborde des questions profondes avec humour et légèreté.
Voici un clip réalisé par Bob Jeusette : un petit bijou made in Belgium :