Cette trilogie de clips toute en radicalité sonore et collage animé explicite est le résultat de la collaboration entre le musicien français Corps et le réalisateur belge Yoann Stehr. Tout à fait réjouissant de découvrir ou revoir ces trois frères visuels d’un même coup, ils sont les enfants trublions des mêmes parents turbulents. Le dernier venu "Carnivore" a la surconsommation et sa pollution visuelle dans sa ligne de mire pilonnée par une surenchère de collages et détournements de logos d’une grande efficacité.
On a eu une envie de lancer un petit rembobinage (de quelques mois seulement) sur le travail de collage animé et radical du bruxellois Yoann Stehr. Il est en passe de clôturer un "chapitre" artistique de sa vie de réalisateur après cette magnifique collaboration avec le musicien radical et explicite Corps. Pour cette trilogie de clips commencée en 2019, ils se sont bien trouvés, ces deux-là, un parfait match son / image. Il est du coup tout à fait judicieux de (re)découvrir ces trois vidéos d’un coup d’un seul, tant elles forment un ensemble cohérent. Pour résumer, ces trois objets foisonnants traitent de surconsommations différentes, que ce soit celle du sexe dans "A corps", de la voiture / ville dans "Sur l'autoroute", ou du commerce dans "Carnivore".
Dans "Carnivore", Yoann Stehr y va vraiment à fond dans sa proposition d’une surproduction d’images par empilage, détourages et détournements frénétiques et jouissifs. Un déluge pour nos yeux les mettant au bord de la saturation. Comme une expérience très condensée de la pollution visuelle que l’on subit au quotidien. Grace à son talent de "compositeur" (au sens "compositer" —c’est-à-dire mélanger de façon habile des sources différentes— cette cataracte est tout à fait supportable et même jubilatoire pour nos cerveaux et rétines. Et son propos est très clair.
Malgré cela, on a eu envie d’avoir quelques explications, alors on a demandé à Yoann Stehr. Et fort gentiment, il nous a éclairé.
Le clip "Carnivore" a été censuré sur YouTube (la magie des algorithmes pudiques), pas assez "family friendly", mais par contre, récompensé au festival Court Mais Trash de Bruxelles.
Yoann Stehr : "Carnivore est le troisième clip que je réalisais pour Corps. Les deux premiers, aussi en collages, étaient basés sur des images issues de vieux magazines des années septantes. Corps souhaitait poursuivre l’esprit collage sur celui-là mais voulait quelque chose de plus moderne, une texture d’image plus actuelle. Il avait détourné quelques logos de marques célèbres avec le mot "corps" et "carnivore" et souhaitait que le clip parle de (sur)consommation. J’ai du coup décidé de ne travailler qu’à partir de publicités. J’ai démembré des centaines de magazines et bricolé avec ça".
Le clip "A Corps" qui a démarré cette fructueuse collaboration est le plus explicite dans la matière utilisée, le plus "hard corps", tout en rapport direct et visuel avec le titre et les paroles de Corps. Il a été multi-primé et sélectionné dont dans des "porn festivals" comme San Francisco et Berlin.
Yoann Stehr : "Le premier clip que j’ai réalisé est " A Corps". Je bossais à l’époque avec Temple Caché, une boîte de production française, ils m’ont proposé le morceau car ils n’avaient pas le temps de le réaliser eux-mêmes. J’ai kiffé immédiatement. Pour tout dire, j’avais l’idée de ce clip bien avant de rencontrer Corps. J’attendais juste le bon morceau pour le réaliser.
En vidant la maison de mon grand-père mort, j’avais trouvé au fond d’une malle en bois deux piles de magazines : des vieux pornos des années septante et des magazines de déco d’intérieur suédois des années soixante. D’un côté, des corps, de la chair, et de l’autre des décors. Ne restait plus qu’à mixer les deux".
Yoann Stehr : "Le clip a vraiment bien marché, malgré plusieurs vagues de censure sur Youtube. Il s’est retrouvé sur des sites pornos queer américains, des festivals perdus dans le fin fond de l’Ukraine ou encore aux Cannes Lions. Y’a vraiment un avant et un après ce clip pour moi. J’en ai réalisé une bonne quinzaine depuis, mais c’est celui-là que les groupes me demandent de refaire non-stop. Et c’est no way".
Yoann Stehr : "Les collaborations avec Corps se sont passées de manière hyper fluide. J’adore sa musique, et c’est primordial quand tu réalises des clips ! On a de très nombreuses références communes (Brigitte Fontaine en "Queen Ultime"). Ce mec est beaucoup trop sous-coté, dirait un jeune pré pubère averti sur Youtube. On a eu quelques discussions musclées sur des décisions artistiques, il n’a pas qu’une bonne oreille mais aussi un œil affûté et un vrai sens de l’esthétique. Mais on a toujours fini par trouver la meilleure soluce au service du clip. Je rebosserais bien pour lui un jour, mais en live action. J’attends son feat avec Brigitte".
Voici maintenant le deuxième de la trilogie "Sur l'autoroute" :
Yoann Stehr : "J’étais adolescent, perdu en pleine campagne, mortel ennui. Un pote a acheté un jour une petite caméra mini DV qui permettait de faire du frame to frame. On a passé des nuits à faire plein de mini films foireux en stop motion sur la table de la cuisine. On fumait beaucoup de trop de pétards pour que ça ressemble à quoi que ce soit mais j’ai pris goût au bazar.
A 18 ans, j’ai fui à Bruxelles, et suis entré à La Cambre (École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre) en cinéma d’animation. J’ai pris une énorme claque, le niveau des autres étudiants étaient tellement haut, en stop motion, en dessin, j’étais à terre. J’ai dû chercher d’autres pistes pour me démarquer. Je suis arrivé assez vite à des techniques mixtes, found footage, collages, et j’ai creusé cette voie qui n’intéressait personne d’autre".
Yoann Stehr : "Dans la pratique, je passe des heures et des heures à récupérer des images. J’en ai plein mes tiroirs, plein mon ordi, toutes classifiées selon des critères insolites : "main" "fesse" "poulpe" "fête" "vinyl" "maladie" … Après, en fonction du projet, je vais piocher là-dedans. Je scanne, découpe sur Photoshop, balance ça dans After Effect. Après c’est du bricolage et de la recherche. J’utilise beaucoup la "cam 3D" et du multi-plan, ça marche bien avec le collage je trouve. Je switch très régulièrement sur Première pour checker que la séquence match au maximum au morceau. Après, seules les heures d’acharnement font la différence entre un truc réussi ou raté.
Yoann Stehr : "En ce moment j’arrête un peu le collage justement. On ne m’a demandé que ça pendant une demi décennie, et je sature un peu. Jamais très bon de se singer perpétuellement. J’en ai un dernier qui sort bientôt avec un célèbre collagiste Bruxellois, David Delruelle, et après, punto basta !
J’en referai un de temps en temps pour le plaisir mais je développe pour le moment d’autres techniques".
A la manière de ses trois objets survitaminés, Yoann Stehr est un hyper actif, il a plusieurs casquettes, et a monté aussi une société de production Super Tchip avec laquelle il produit des gens de qualité. (Comme par exemple Simon Breeveld que l’on a publié).
Yoann Stehr : "J’ai en effet créé une petite boîte de prod’, Super Tchip, et ça m’occupe full time. J’avais besoin de retrouver le plaisir de la collab’, du travail d’équipe, et je suis entouré de gens super talentueux. Mon idée c’est vraiment de connecter des groupes de musique que j’apprécie à des réalisateurs issus de tout milieux. D’Alice Khol à Simon Breeveld, de Laura Matikainen à Romain Herrerias, les réalisations se multiplient et on va inonder 2022 ! "Vous zêtes pas prêts" (dixit le jeune)".
Mais si, on est toujours prêts, impatients, et ravis d’avance ...
Yoann Stehr : "J'ai envie de partager avec vous Shaka Shams ! Un tout jeune rappeur Anversois ultra doué, qui a 10 flows différents et un gros charisme. Il n’est encore connu que d’un micro milieu mais il arrive fort ! (et Super Tchip rôde pas loin.. ;-)
Go follow ce jeune chien fou" !