Les autoportraits «Somnyama Ngonyama» de Zanele Muholi vous envahissent et vous fascinent. Sur chaque image prise dans des hôtels à travers le monde, iel s’est composé un personnage énigmatique, sobre, d’une grande dignité, affublée de matériaux de récupération : pinces à linge, tampons à récurer, tuyaux d’aspirateurs, gaines électriques, qui s’intègrent naturellement à la nouvelle silhouette élégante. Aucun ridicule ou comique du déguisement, son regard grand ouvert vous fixe tranquillement. Ce regard n’est jamais agressif, il vous incite simplement à contempler ce visage volontairement obscurci, plongé dans des noirs profonds, les yeux, et parfois d’autres éléments du visage, émergent, rehaussés de maquillage blanc. 

Bester I, Mayotte. Série Somnyama Ngonyama

Quelques portraits représentent le personnage de Bester, en hommage à sa mère, qui a travaillé comme employée de maison pour une famille blanche pendant plus de quarante ans, subvenant seule aux besoins de ses huit enfants. Zanele est la plus jeune, son prénom veut dire le dernier et Muholi veut dire leader. " Je voulais me souvenir de moi. Et je voulais apprendre à m’aimer. "

Phila I, Parktown. 2016. Série Somnyama Ngonyama

Les gants sur cette image font référence à ceux utilisés dans la pratique médicale ou sur les scènes de crime. Muholi explique que " l'abondance de gants gonflés couvrant mon corps évoque la question du manque d'accès - en particulier celui aux digues dentaires ou à d'autres formes de protection contre les IST (infections sexuellement transmissibles) ". Le titre de l'œuvre signifie « Être en bonne santé /vivant » en zoulou.

Vuyelwa Makubetse. Série Faces and phases

Outre ces autoportraits, Zanele Muholi met depuis le début des années 2000 sa photographie au service des personnes noires et LGBTQIA+ pour documenter les communautés queer d'Afrique du Sud. L’Afrique du Sud est de loin le pays le plus libéral du continent africain sur la situation des lesbiennes, des gays, lesbiennes et des trans. Sept ans avant la France, depuis 2006, les gens peuvent se marier. Mais les militants alertent sur l'énorme décalage qu'il y a entre les lois et la vraie situation. On compte encore de nombreux exemples de ce que les agresseurs appellent des « viols correctifs » sur les lesbiennes (perpétrés par des hommes hétérosexuels contre des personnes LGBTQIA+ afin de les " guérir " de leur orientation sexuelle). Mais aussi des meurtres de militant(e)s. Zanele Muholi se fait un devoir d'assister aux funérailles. Pour témoigner des actes qui sont commis contre les membres de sa communauté. 

Lors de notre rencontre en 2012, Zanele Muholi venait de participer à «We live in fear» (« Nous vivons dans la peur »), film dans lequel iel raconte sa démarche parallèle de documentation et de portraitiste engagée. 
Zanele Muholi : " 2012 a été l’une des années les plus douloureuses de notre histoire. Beaucoup de membres de notre communauté ont péri. Les crimes de haine, notamment les viols correctifs et les meurtres de lesbiennes, font partie des brutalités qui nous marquerons à jamais. Nous vivons dans la peur. Nous sommes unies par la mort. Ce sont ces crimes de haine qui unissent la communauté LGBT. On se rassemble pour se soutenir. Ou pour se confirmer le meurtre de l’une d’entre nous. Et que fait-on contre cela ? Doit-on assister aux funérailles puis rentrer chez soi et attendre les suivantes ? Il faut documenter. "

 Maid in Harlem. Série Somnyama Ngonyama

Si Zanele Muholi est avant tout photographe, iel est aussi devenu(e) une icône de la lutte des Noirs LGBT.
Zanele Muholi : " Mon travail est une exploration qui vise à créer / tracer les contours / protéger l’histoire visuelle des lesbiennes et queer noir-africains (LGBTI : lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, intersexes), après l’Apartheid, en Afrique du Sud. J’étudie la façon dont les activistes – socialement, culturellement, politiquement et économiquement marginalisés – peuvent utiliser les images pour créer des espaces de résistance et développer leur regard critique. "

Miss D’vine II,2007. Série Queering public space 

Ses débuts remontent à 1999-2000. À 20 ans, Zanele fait son coming out. En 1996, on lui recommande la photographie, qu’iel étudie au Market Photo Workshop, l’école fondée en 1989 par le grand photographe " social " sud-africain David Goldblatt et ouverte à tous. En 1999, l’Afrique du Sud accueille la conférence de l’International Lesbian and Gay Association (ILGA). Iel y rencontre le journaliste Bart Luirink, qui a fondé l’association Behind the Mask, ainsi qu'un site d’information sur les communautés LGBT en Afrique. Iel y travaille comme webmaster  et se met à parcourir les townships pour documenter la vie des gens queer, dans les boîtes de nuit, et pour photographier les concours de beauté queer. C’était une activité dangereuse mais iel a ainsi entamé son œuvre de documentation de façon frénétique sans moyens et peu de soutien. C’est devenu une archive visuelle unique. Zanele commence à voyager en 2006, et présente sa première exposition monographique en 2012 à Amsterdam puis à Arles. Elle a depuis exposé partout. 
Zanele Muholi : " J’utilise des visuels pour sensibiliser des gens, je veux capturer les instants, la vérité et la réalité. Que le monde découvre notre culture. Je vous propose du tangible. "

Série Faces and phases

Zanele Muholi : " Pour un enfant queer, qui a grandi dans une Afrique du Sud qui a souffert, qui a encore des traumas collectifs, il n’y avait pas de représentation existante à laquelle s’identifier, parce la transformation qui avait lieu en Afrique du Sud prenait toute la place. Alors, en grandissant, quand on comprend qui on veut aimer et qu’il n’y a pas d’image qui montre ça, on est forcé de créer ses propres images. C’est pour cela que montrer des personnes queer est quelque chose d’extrêmement personnel pour moi. "

Sibusiso, Cagliari, Sardinia, Italy, 2015.
Série Somnyama Ngonyama

Voici quelques-uns de travaux plus documentaires qu’elle mène de front avec toujours cette même farouche idée directrice : 
La première série (2002-2006) de Zanele Muholi «Only half the picture» (« Seulement la moitié de l'image ») documente la vie de survivant(e)s de crimes haineux notamment des viols " correctifs ". Sur la plupart des images, l'identité de ces personnes demeure cachée afin de protéger leur sécurité. La série révèle ainsi la douleur, l'amour et la défiance qui cohabitent au sein de la communauté noire. 

Série Only half the picture

La série «Brave Beauties» ou « Beautés courageuses » (2014, en cours) présente des femmes transgenres et non-binaires qui sont des drag queens et des candidat(e)s à des concours de beauté queer, qui, explique Muholi, y participent " pour changer les mentalités au sein des communautés dans lesquelles iels vivent, les mêmes communautés au sein desquelles ils sont le plus susceptibles d'être harcelé-es, ou pire encore ". 

Série Brave Beauties

«Queering public space»  (« Donner une dimension queer à l'espace public ») : photographier des participant(e)s noir(e)s LGBTQIA+ dans les espaces publics est une part importante de l'activisme visuel de Zanele Muholi. " Nous « queerons » l'espace afin d'y accéder. Nous présentons notre transition au monde afin de nous assurer que les corps trans noirs fassent également partie de l'espace public. Nous le devons à nous-mêmes. " 

Série Queering public space

Et pour finir, voyons ce sublime travail de portraits appelé «Faces and phases» - « Faces et phases » (2006, en cours). Cette série, qui compte actuellement plus de 500 images, dresse un portrait collectif documentant les membres de la communauté LGBTQIA+ en Afrique du Sud : " C'est important de marquer, de cartographier et de préserver nos mo(uve)ments à travers des histoires visuelles pour les archives et la postérité, afin que les générations futures sachent que nous étions là. " Le mot « Faces » fait référence aux individus, et « Phases » suggère différentes étapes de leur vie. Confrontant notre regard, iels sont photographié(e)s à égale distance de l'appareil photo et selon le même protocole : en lumière naturelle, en noir et blanc, sans artifice

Mbal Zulu KwaThema-Springs Johannesburg 2010 
Série Faces and phases

Zanele Muholi : " Aujourd’hui, j’essaie de montrer, au travers de portraits, les valeurs esthétiques montantes au sein des groupes lesbiens noirs sud-africains. Il n’existe que peu d’images positives de nous dans les archives féministes ou queer. Si j'adore faire de beaux portraits et les exposer dans des espaces publics, il ne faut pas perdre de vue que pendant que nous parlons, il y a toujours des gens qui sont tués. "

Ntozakhe II, Parktown. 2016. Série Somnyama Ngonyama

Zanele Muholi se photographie avec une couronne d'éponges symbolisant d'une part une coupe afro et de l'autre le diadème de la statue de la Liberté. " L'image évoque l'idée de liberté - la liberté que toutes les femmes devraient avoir - ainsi que la fierté : la fierté de qui nous sommes, nous les Noires avec notre corps de femme. De quel genre de liberté parlons-nous ? De quelle race est-il, ce monument en l'honneur de Lady Liberty ? Je pensais à des femmes noires, militantes des droits civiques et humains criminalisées, et aux innombrables femmes prisonnières dans leur vie, qui ne sont libres ni dans leur condition domestique ni dans la société - celles de couleur notamment. "

Thando I. Série Somnyama Ngonyama

En se mettant en scène dans cette série d’autoportraits, Zanele a pu et su atteindre complètement son objectif premier : parler de sa communauté de façon efficace, touchante et documentée.
Zanele Muholi : " Je ne fais pas de l’art, je mets l’art en pratique. Et l’art visuel est mon moyen d’action. L’appareil photo est devenu l’arme avec laquelle je parle, avec laquelle je demande de l’attention. Ne pas perdre espoir, ne pas se laisser décourager, poursuivre l'effort. Un jour, nous serons vraiment libres. "
Zanele Muholi à la Maison Européenne de Photographie, à Paris. Jusqu'au 21 mai 2023.

Pas encore rassasiés ? Voici deux autres artistes pratiquant l’autoportrait avec récup : Lyle Xoxmaître du maquillage utilisant des objets destinés à la poubelle, et Threadstoriesartiste irlandaise qui avance masquée par activisme.