Quand on survole rapidement le travail d'Anaïs Beaulieu, nous sommes d'emblée épatés par ses compétences tout terrain et toutes surfaces, car elle brode sur des matières à priori "non brodables" : sacs plastique, serpillières, carton. Il en résulte une surprenante richesse visuelle grâce à une habileté technique qui laisse songeur (en particulier les sacs plastique). Après un examen plus en profondeur de son travail, il ne s’agit pas pour elle de faire preuve de prouesse ou d’originalité. Ses motivations sont toutes autres. Si elle choisit telle ou telle matière, c’est plutôt pour sa valeur symbolique, et par là nous amener à ce qu’elle a à dire. Car son propos est bien de soulever des questions sur la société qui l’entoure. La broderie est son mégaphone efficace pour défendre son point de vue, et les textes accompagnant ses séries sont tout aussi importants.
Voici la broderie qui veut aussi sauver le monde, voici une brodeuse de maintenant qui a emmené sa pratique loin de de celle de sa grand-mère. Elle a des choses à dire et elle nous raconte.   

(F)utiles - Série de 15 broderies sur sac plastique.

Anaïs Beaulieu : " Lorsque je réalise de nouvelles pièces, j'ai souvent en tête cette phrase de Pascal Quignard : « Quand j'ai peur d'un rat, quand la vue d'un serpent me fait sursauter ou qu'elle me pétrifie, quand je mange de la chair morte d'une bête, quand je dors, de qui suis-je le contemporain ? » À travers mon travail, je tente de raconter le monde qui m'entoure. Pour cela, je récupère des matières ou des objets qui en sont l'emblème, puis je crée des points de convergences entre la matière et ce que je vais lui faire raconter par une technique ancestrale, la broderie. Le sens et la cohérence entre la matière et le sujet sont essentiels pour moi. Il m'est difficile de broder sans faire coïncider les deux. Les supports récupérés sont ancrés symboliquement dans le collectif et la broderie est un médium qui peut être très vite connoté selon la manière dont on s'en sert. Donc l'un doit s'imbriquer dans l'autre. Il ne s'agit pas de rester dans la tradition mais plutôt de la dépoussiérer, d'en faire autre chose. Ce qui signifie qu'il ne faut pas non plus rester dans ses archétypes mais y trouver un sens nouveau. À contrario, il existe un art dit "contemporain" souvent déconnecté du quotidien et du public. La broderie permet une forme d'accessibilité : elle est interculturelle et intergénérationnelle. Lors de vernissages, je peux être abordée par une mamie comme par un érudit d'art. Mais toujours par souci de cohérence, j'aime aussi aller à la rencontre d'un public différent, par le biais d'ateliers que je pratique dans des contextes très variés. La plupart du temps, personne ne me dit qu'il ne sait pas broder puisque tout le monde a vu une tante ou une grand-mère broder… " 

Sans Titre (de séjour) – 2019 - Broderie sur serpillère.
Reproduite en affiche de 8x3m dans le cadre du projet de street art «Le M.U.R» à Saint-Étienne (vous pouvez voir les images du collage ici)

Anaïs Beaulieu : " En Europe, le cocotier est symbole de contrées lointaines et paradisiaques. La serpillère est souvent sale, puisqu’elle sert à nettoyer. Broder des cocotiers sur une serpillère parle d’un paradis évanescent, un paradis à nettoyer pour le retrouver. Associée au titre « Sans titre (de séjour) » cette œuvre peut aussi raconter d’autres histoires : un lieu, un départ, la nostalgie d’un pays qu’on ne reverra plus, un travail illégal ou dégradant mais nécessaire à la survie… C’est une pièce libre d’interprétation. "

Anaïs Beaulieu : " L'aiguille date du paléolithique, l'être humain l'a créée pour assembler ou repriser. S’il est question pour moi de traduire le monde qui m'entoure, je n'ai pas la prétention de le repriser. Mais broder ses travers me permet de les digérer et de faire émerger une certaine beauté dans ce qui n'en a pas, comme si les deux étaient intrinsèquement liés. La plupart du temps, je brode des objets industriels produits en grande série. Les broder me permet de rendre unique le multiple. Par ce geste, je réinterroge leur valeur, leur mode de fabrication et leur temps de réalisation. Je leur offre une nouvelle histoire. À croire qu'il est aussi important dans mon travail de remettre en question ou tout du moins de montrer différemment, d'essayer de poser un regard poétique voir humoristique et ce, même sur ce qui semble être dépourvu de poésie ou d'humour. " 

(F)utiles - Série de 15 broderies sur sac plastique.

Anaïs Beaulieu : " L’idée de broder des sacs plastiques a germé dans un bus au Burkina Faso. Je voyais par la fenêtre des champs de sacs plastiques qui s’accrochaient à la végétation aride au point de la remplacer. Broder des végétaux sur ces sacs plastiques me semblait alors être une revanche. Les transpercer avec une aiguille procure toujours un peu de tension car le plastique peut se déchirer à n’importe quel moment. C’est un moyen de le rendre vulnérable, comme l’est l’espèce végétale brodée dessus. Il m'a fallu environ 900 heures pour réaliser les broderies de l’ensemble de cette série. Il suffit d’une demi-seconde pour jeter un sac plastique par terre qui mettra peut-être 400 ans à se dégrader. Combien de temps prend une espèce pour naitre et pour disparaître ? "

(F)utiles - Série de 15 broderies sur sac plastique.

Anaïs Beaulieu : " C’est ma grand-mère qui m’a appris à broder lorsque j’étais enfant. Ensuite, j’ai vite laissé tomber car c’était plutôt ringard de broder quand j’étais ado. J’ai fait une école d’art puis j’ai travaillé dans l’édition. Je travaillais beaucoup. C'est à la suite d’un voyage au Burkina Faso que j’ai recommencé à broder. Cela me permettait de retrouver mon propre rythme le soir quand je rentrais du boulot, car il y a quelque chose de méditatif dans la broderie. Le fait de broder des éléments comme un escalator ou une plateforme pétrolière en petit sur un mouchoir me permettait de maîtriser ces éléments parfois difficiles à digérer dans mon quotidien. C’était presque de l’ordre de la maquette. Et cela me faisait sourire de broder une usine à la main, par exemple. "

À vos souhaits - Série de 20 broderies sur mouchoirs.
30cm x 30cm en moyenne.

Anaïs Beaulieu : " Cette série témoigne des ambivalences de ce monde à plusieurs vitesses dans lequel nous vivons. La lenteur du geste tente alors de dominer la vitesse du monde moderne. Une usine brodée confronte l’industriel et le manuel. Une grue de chantier enchevêtrée sur un mouchoir imprimé de motif floral juxtapose l’urbain à la nature. Un mouchoir est un textile qui possède déjà une histoire, une intimité. Si un HLM est brodé dessus, relève-t-il alors de l’individuel ou du collectif ? "

À vos souhaits - Série de 20 broderies sur mouchoirs.

Anaïs Beaulieu : " Je trouve mon inspiration dans tellement de choses ! Ce qui m’entoure tout d’abord, la société, l’histoire collective mais surtout ses traces, qu’elles soient culturelles ou plutôt interculturelles… Je guette souvent les fins de marché, les déchets. J’aime bien être attentive à ce que l’on ne regarde plus, soit parce ce que ça peut paraitre moche, soit parce qu'on l’a tellement vu qu'on n'y prête plus attention. Si on a l’impression que ça n’a plus d’intérêt, c’est certainement qu’il y a encore quelque chose à y puiser pour que ça en ait un à nouveau. C’est une sorte d’esthétique de la survie, de la résilience, du comment rendre beau quelque chose qui ne l’est pas. En ce sens, mes voyages en Afrique ont eu un grand impact sur cette manière de voir quasi animiste, même si cela pourrait également être une vision taoïste. Enfin La nature est aussi une source d’inspiration intarissable pour moi. Pourtant, souvent, je ne la montre pas et je ne parle que de son envers et de ce qu'on lui fait subir. Elle reste le plus grand des enseignants. Elle brode le monde et tout y est fil. "

La maison est en carton - Broderie de laine sur carton.

Anaïs Beaulieu : " Voir des gens qui dorment dans la rue et se sentir impuissant : tel est le point de départ de cette pièce. Le tapis reprend des motifs de kilims liés à la maison et à la protection. La couverture, elle, est inspirée des couvertures chinoises qu’on trouve à bas prix sur les marchés. Le carton est aussi le symbole du déménagement et du système de consommation. Peut-être connaissez-vous la comptine, alors comment raccommoder lorsqu’on s’est cassé le bout du nez ? "

La maison est en carton - Broderie de laine sur carton.

Anaïs Beaulieu : " C’est un peu difficile pour moi d’expliquer très concrètement comment je travaille car cela n’est jamais tout à fait la même chose d’un projet à un autre. Le travail de mise en œuvre n’est pas le même entre "La maison est en carton (ci-dessus) ou " Robe de fortune" (ci-dessous) par exemple. Mais en gros, soit j’ai une idée et j’essaye de trouver la matière qui lui correspond le mieux, soit j’ai la matière et je vois ce que je peux faire avec. Parfois, il y a une forme d’évidence entre les deux et d’autres fois, cela prend du temps. Il n’y a pas de règles. Une fois que ça matche, que j’ai une association matière/sujet qui raconte une histoire, alors je peux attaquer le projet. J’ai souvent un travail de recherche historique ou sociologique en amont. Pour La maison est en carton par exemple, j’ai étudié la symbolique des kilims, pour Robe de fortune, en plus de la recherche sur l’expression « être habillée comme un sac à patates », je suis allée à Barbès pour trouver un modèle de robe dans les boutiques de robes de soirée un peu cheap. Ensuite, je réfléchis à la meilleure manière de pouvoir mettre en œuvre le projet et je me lance. J’avoue que plus la matière me propose un challenge, plus j’aime ça. J’aime lorsqu’il y a une sorte de défi à relever comme c’est le cas pour la série (F)utiles ou Robe de fortune qui sont des matières qui ne sont à priori pas faites pour être brodées. On en revient à cette histoire de comment faire du beau avec du laid ou de la beauté en toutes choses. J’aime ennoblir et rendre précieuses les choses qui ne le sont pas. "

Robe de fortune.

Anaïs Beaulieu : " Lors de la Grande Dépression de 1929, aux États-Unis, de nombreuses familles réemployaient les sacs à pommes de terre pour se vêtir. Loin d’être une tendance, c’était une nécessité. Les entreprises qui les fabriquaient ont observé le phénomène. Les sacs ont alors été imprimés avec des motifs plus attractifs comme des fleurs ou des soleils afin que les femmes s’en emparent pour réaliser leurs robes. « Être habillée comme un sac à patates » : l’expression est restée. Elle s’est même propagée au-delà des frontières. "

En 1951, aux États-Unis toujours, une journaliste insulte Marilyn Monroe. Elle lui dit qu’elle ferait mieux de porter un sac de pommes de terre plutôt que ses tenues aguichantes. Marilyn la prend au pied de la lettre. Une semaine après, elle réalise une série de photos où elle est habillée avec un sac de pommes de terre. L’acte de Marilyn renvoie le cynisme à son envoyeur. Il questionne l’apparence et magnifie ce sac à pommes de terre.
Réalisée en filet à pommes de terre en plastique et brodée, cette « robe de fortune », part de ces constats et essaye modestement de répondre à cette question. "

Robe de fortune.

Anaïs Beaulieu : " Cela m’est difficile de ne vous partager qu’un seul artiste que j’aime. Les deux premiers qui me viennent en tête sont Arturo Bispo do Rosario pour sa folie créative. " (Ndlr : Arthur Bispo do Rosário, 14 mai 1909 ou 16 mars 1911 - 5 juillet 1989, était un artiste “outsider” brésilien. Diagnostiqué schizophrène, il a vécu dans une institution psychiatrique à Rio de Janeiro pendant 50 ans, où il a créé des œuvres d'art avec des objets trouvés, dans le cadre d'une "mission divine". Ses œuvres ont été reconnues par les critiques d'art lorsqu'elles ont été exposées pour la première fois à la Biennale de Venise en 1995). 

Portrait de Arturo Bispo do Rosario - Museu Bispo do Rosario.

" Et le deuxième est El Anatsui (ici) pour la manière dont il sublime la matière. " (Ndlr : El Anatsui est un sculpteur ghanéen. Il a passé une grande partie de sa carrière riche en réalisations à vivre et à travailler au Nigeria. El Anatsui dirige actuellement un studio très réputé, situé à Nsukka, Enugu, au Nigeria, et à Tema, au Ghana).

El Anatsui, Elephant in the Room, 2022.


Dans les deux cas, il s'agit de redonner une âme aux objets du quotidien et d'en révéler le caractère précieux. Après tout, comme le disait Robert Fillioux, « l'art c'est que qui rend la vie plus intéressante que l'art. »
Une parfaite citation de fin, rien à ajouter à cela !

À vos souhaits - Série de 20 broderies sur mouchoirs.