On attendait avec une certaine impatience la plus infime occasion de vous causer de notre bien-aimée Amandine Urruty, une sacrée serial dessinatrice, et voici que se présentent deux événements de tailles plus que conséquentes : The Model, une grande exposition solo à la galerie Arts Factory et Made in the Dark, une épaisse monographie quasi exhaustive. Sautons à pieds joints sur cette miraculeuse opportunité !
Dans cette grande exposition monopolisant les trois étages de la galerie Arts Factory, Amandine étale un ensemble inédit de 50 dessins aux formats souvent conséquents, des œuvres réalisées entre 2019 et 2022. Cette dessinatrice d’une technique folle à la mine de plomb et au fusain nous séduisait par son réalisme viscéral dans le traitement des humains et des objets qu’elle accumulait jusqu’à saturation dans des compositions, elles, hautement surréalistes. Ces derniers temps, son style a beaucoup évolué, ses prouesses techniques hyperréalistes sont toujours bien là mais mélangées maintenant de façon incongrue et joyeuse avec de simples dessins d’enfant aux traits épais et des références graphiques surprenantes issues de la culture pop ou de l’histoire de l’art. Ses compositions se sont allégées, son syndrome de Diogène graphique a régressé, et, bien que ses compositions soient devenues plus hétéroclites dans les genres graphiques, elles sont aussi plus simples et percutantes, allant clairement vers l’épure.
Elle a certainement bien évolué en cinq ans sans abandonner pour autant le fantôme, notre figure chérie, toujours de la partie. Dans The Model, elle met sa technique époustouflante à l’épreuve d’un exercice incontournable et classique du dessin : l’étude du modèle. Mais à la façon Amandine Urruty, un classicisme parfaitement exécuté mais toujours déviant, ses modèles baignant dans des saynètes au bord du dérapage irréparable alliant costumes grotesques et décorum baroque. Elle a bien voulu tout nous expliquer et même une particularité surprenante de sa production : tout provient directement de son lit.
The Model à la galerie Arts Factory, 27 rue de charonne, Paris. jusqu'au 25 février.
Amandine Urruty : " Je n'avais pas fait d'expo en solo chez Arts Factory depuis cinq ans, à cause du Covid, et de plein d’autres choses. C’est donc l’occasion de montrer une nouvelle tranche de mon boulot qui a pas mal évolué depuis 2018. L'idée centrale de l’expo The Model c'est mon intérêt pour le dessin académique et donc pour le modèle, tout simplement. Avec le confinement, tout mon calendrier a explosé et j'étais un peu là, à me dire « Bah, si tu te posais un peu deux minutes et te demandais comment tu as envie de faire évoluer ton boulot ? » J’ai eu envie d’aller vers quelque chose de plus précis, plus appliqué, plus soigné, plus réaliste. Et donc effectivement de plus académique, il s'agissait de revenir aux origines : au modèle. C'est à dire le modèle, la figure humaine bien sûr, mais aussi le fantôme qui est un personnage assez central pour moi. J’ai pu rassembler ces deux entités dans l’académisme par le drapé, exercice de dessin très classique que j’aimais beaucoup pratiquer pendant mes études. "
La superbe monographie Made in the Dark aux éditions Cernunnos vient de sortir et revient, sur près de 300 pages, sur quinze années de créativité débridée.
Amandine Urruty : " L'idée du livre est venue via la galerie Arts Factory. C’est elle est qui nous a mis en contact avec Rodolphe de Cernunnos, un label de Dargaud, qui a déjà sorti pas mal de monographies d'artistes que j'aime beaucoup : Mark Ryden (ici), Marion Peck (là), Dave Cooper (par ici), Mu Pan (par là), Christian Rex Van Minnen (ici)... C'est un microcosme artistique dans lequel je me retrouve assez naturellement, car quand je suis exposée aux États-Unis, je suis " classée " dans ce qu'on appelle le Lowbrow (mouvement d'art pictural apparu fin des années 1960 qui mélange les codes du surréalisme et de la pop culture) ou Pop surréalisme, un mélange assez fourre-tout qui peut être macabre et humoristique à la fois. Il y avait une logique naturelle à ce que le bouquin puisse paraître dans cette collection-là. On a commencé à travailler ensemble fin 2020, l'option étant de faire un vraiment gros livre de 300 pages, un vaste panorama, pas loin d'être exhaustif sur quinze ans, depuis mes débuts. On a décidé de le structurer de façon anti chronologique. Mon boulot a quand même pas mal évolué depuis 2007, donc je n'avais pas forcément envie que les travaux de cette époque soient les premières pages quand on ouvre le livre. Il est aussi entrecoupé par des interventions de gens qui ont suivi mon boulot et qui ont été présents à des moments clés : Une préface de Pacôme Thiellement (dont j’aime la plume) et des contributions de Philippe Katerine (qui m’a donné envie d’être artiste au tout début), Stéphane Blanquet, David Cantolla et Thomas Bernard des Requins Marteaux (qui m’a bien mis le pied à l’étrier). "
Amandine Urruty : " Je suis née à Toulouse. Mais j'ai grandi dans le Gers, donc à la campagne. C'était dans un contexte où j'ai quand même subi l'ennui de plein fouet. Et le dessin était pour moi une façon de s'occuper, un peu comme pour tous les gamins. Dans mon cas, il ne m’a jamais quitté et je ne l’ai jamais délaissé. Petite, je voulais être artiste peintre, on m'en a dissuadé parce que ça ne semblait pas être une super bonne option d'un point de vue professionnel. Alors je me suis dit que j'allais devenir professeur d'arts plastiques. Pour cela j'ai fait des études d'arts plastiques à la fac en me disant : j’y reste le plus longtemps possible. Finalement j’en suis partie le plus discrètement possible en laissant tomber le doctorat parce que j’ai fait ma première expo à Toulouse et mes premiers boulots d'illustration (pour le Nouveau Casino).
Quand j'étais étudiante, je faisais de la " photo plasticienne " un peu idiote : pas mal d'autoportraits et de portraits à base de saucisses et de gens, ce qu’on retrouve encore aujourd’hui dans mon travail. Mais moi ce que j'aimais vraiment, c'était le dessin, que j’ai développé petit à petit, comme ça, au fil des expositions, une pratique constante pour arriver à ça maintenant. "
De ce fait, Amandine Urruty a pris clairement l’option " artiste " dans sa vie, c’est-à-dire le choix de produire seule ses dessins, les exposer et les vendre plutôt que de travailler sur commande dans l’illustration.
Amandine Urruty : " Je travaille avec des modèles vivants au départ, mais je ne peux pas non plus faire poser quelqu'un pendant deux semaines, le temps de faire mon dessin. Après la pose, je continue en utilisant un matériel photographique parce que j’ai quand même une grande attention portée au réel. Il y des choses qui ne peuvent pas s'inventer, comme, par exemple le tombé d’un drapé satiné sur un corps humain. Moi, je ne peux pas l'inventer en tout cas. "
Amandine Urruty : " L’inspiration de certains dessins est très directement liée à des évènements personnels de façon assez cathartique, ça reste assez indéchiffrable dans l’ensemble heureusement, sauf si je m'aventure à le déchiffrer. Si quelque chose me pèse de façon chronique dans la vie, c'est souvent par ce biais-là que j'essaie de m'en défaire un peu, mais en brouillant clairement les pistes. Quelque fois c’est simple : par exemple, dans l'exposition, il y a des dessins avec des crashes de voitures. En fait, le crash de voiture, pour moi, représentait tout bêtement une fameuse rupture, c’est assez basique comme symbole. Ou aussi à un moment donné, j'ai dessiné beaucoup de maisons mais vraiment beaucoup, beaucoup, de maisons. Tout bonnement parce que je m'étais retrouvée à déménager, et à avoir un peu une sorte de mal du pays, on va dire. Ma vie et ce qui me trotte dans la tête va se retrouver sur mes dessins de façon cachée, ça part souvent de là. Mais mon but, ce n’est pas non plus de raconter ma vie. Je préfère que mes images puissent parler aux autres de façon complètement libre sans que ce soit trop fléché. "
Amandine Urruty : " Oui, le fantôme est un personnage central pour moi et c'est devenu mon représentant-avatar. Comme pour le reste de mes inspirations, le fantôme est apparu lorsqu'il y a eu le décès d'une personne importante dans ma vie - sans rentrer dans les détails - et il s’est mis à se manifester avec persistance. Mais le fantôme à lui tout seul cumule pour moi plusieurs choses : outre cette dimension personnelle, c’est aussi un sujet d’étude académique très intéressant, un défi technique : comment faire un fantôme satiné ? comment faire un fantôme disco ? Le fantôme est un super exercice d’étude pour le tombé du drapé. Et puis il faut dire que j’ai baigné dans cette culture horrifique depuis très petite ; mon père était très très fan de films d'horreur. À huit ans, j’ai maté mon premier film d'horreur qui était Suspiria, j'ai eu très peur et cette culture ne m’a jamais quittée. C'est donc une sorte d'hommage et à la fois, c'est une façon aussi d’essayer de m'en " défaire ". Mais je ne m’en défais pas et c’est très bien. Et puis finalement, je trouve que le fantôme résume bien mon boulot ; il a une dimension fort inquiétante, mais à la fois, il peut avoir un côté gentiment saugrenu, entre le lugubre et l'amusant quelque part, non ? "
Amandine Urruty : " Pour la composition, je fais des croquis préparatoires, puis j'intègre mon modèle, en agrandissant évidement parce que les croquis au départ sont vraiment tout petits. Il y a quand même un peu d'improvisation, j'ai toujours tendance à trouver que c'est vide, alors c'est là que va se mettre en branle la machine à remplir. D'autres éléments qui vont venir se greffer de façon assez libre par association d'idées. C’est un peu comme une agence de déco d'appartement : « je mettrais bien le cadre là, et placer ce bidule là, ce machin ici, et puis en fait non. » Et donc finalement, ça va se construire un peu comme ça, empiriquement. Petite, j'adorais Magritte. Et j’ai gardé ça du surréalisme, cette " logique " de construction et de juxtaposition d'éléments hétéroclites pour arriver finalement à en tirer un sens. Parce qu’on arrive toujours à en tirer un sens, c’est ça qui est amusant. "
Amandine Urruty a un point en commun plutôt surprenant avec Frida Kahlo, celui de travailler depuis son lit. Chez Frida Kahlo, après un accident à dix-huit ans, blessée et alitée, elle a produit nombre d’autoportraits grâce à un système de miroirs. Chez Amandine, c’est heureusement le choix plus librement assumé d’une artiste drôlement stakhanoviste et productiviste.
Amandine Urruty : " Je dessine toujours depuis mon lit, déjà enfant je n’étais pas très bien sur un bureau et c'est resté. Mais ça a pris des proportions... Par exemple, quand j'étais étudiante, je faisais la peinture à l'huile sur le lit et c’était un carnage. Je n’arrivais pas à travailler sur un chevalet, ça m'ennuyait profondément et je voyais ma productivité baisser de façon hypersensible. Donc le lit me permettait d'aller plus vite, d’être plus efficace, et c’était plus confortable. Et c’est toujours le cas, même pour des dessins très grands. Donc j'ai upgradé le dispositif, je me suis embourgeoisée en termes de literie. Maintenant, j'ai un lit queen size (160 x 200), je n’ai pas pu aller jusqu’au king size (200 x 200), mais c'est déjà pas mal. "
Amandine Urruty : " Alors je me réveille chez moi, je suis en pyjama, je prends les affaires sur le lit, c’est à dire couette et oreillers et j’en fais comme une sorte de boule. Avant, c'était un peu chaotique, maintenant c’est deux oreillers assez fermes que j'empile. Ensuite, je dispose une plaque de carton bois et je mets mon dessin dessus. C'est légèrement incliné et ça me fait un peu comme une table d'architecte de lit. Je m’assois en tailleur et c’est parti. Et quelquefois, après, je me dis que je pourrais prendre un thé quand même ! J'ai même une grande bassine où je mets mes épluchures de crayon dedans, ça commence à être tout à fait maîtrisé. Pour finir, je n’en sors pas, il m’est même arrivé que, fatiguée, je m’endorme sous ma plaque de trucs empilés. "
Amandine Urruty : " Jusqu’à présent, je dessinais sur un papier qui s'appelle le lavis Vinci 300 grammes, mais avec tous les chamboulements actuels, apparemment, ils n’en produisent plus, une bien mauvaise nouvelle pour moi. C'est un papier tout terrain assez épais. C’est une qualité importante car le problème de la production sur un lit, c'est qu’il arrive que tout tombe, donc c'est bien que le papier soit assez solide et ne se corne pas facilement. Celui-ci pardonne un peu les chutes. "
C’est à cause du lit que j'ai fini par m'orienter vraiment vers le dessin. Quand j'étais étudiante, je faisais une espèce de peinture un peu expressionniste, et ça ne pouvait pas marcher avec le lit. Comme de toutes façons, je ne pouvais pas négocier le lit, j'ai donc négocié la technique et j’en suis suis venue à la technique sèche. J’utilise à peu près tout ce qui est disponible au rayon technique sèche d’un magasin de fournitures de dessin, sauf les pastels : c'est-à-dire du graphite, du fusain, du fusain reconstitué, de la poudre de graphite, des estompes, de la gomme électrique. Et du crayon couleur noire aussi. Absolument tout ce qui est dispo en monochrome. "
Amandine Urruty : " Pour ce qui est du passage de la couleur au noir et blanc, en vérité, ma toute première expo n’était que du noir et blanc. Je ne faisais que du noir et blanc que je colorisais ensuite parfois pour des boulots de commande d’illustrations. Mais c'était les tous débuts, j'étais influençable, et il y a toujours toute une tripotée de gens pour vous dire qu'il faut faire de la couleur. Je suis donc passée aux crayons de couleur de façon acharnée. Et pour moi cela avait un sens parce que dans ma vie c’était une période où les choses s’assombrissaient nettement et cela me semblait une façon de conjurer le sort. C'était un peu comme une sorte de pensée magique : si je passe mon temps à dessiner des arcs-en-ciel, ça va aller mieux. Et j'en ai produit beaucoup, beaucoup, ça a duré trois ans, jusqu’en 2012, où j'ai décidé d'arrêter définitivement parce que je ne m’y retrouvais plus. Pour finir, mon histoire de conjuration du sort n’a pas marché du tout. "
Amandine Urruty : " Ce qui me plaisait dans le dessin au départ c’était la pratique du dessin en lui-même, et en plus j'ai toujours été fascinée par tous ces travaux incroyables en noir et blanc, j'adore ça. Il y a une pensée esthétique - peut être un peu réac - selon laquelle la couleur, c'est la séduction, c'est la fioriture. Au fond de moi, j’ai eu envie d’aller droit dans le squelette du dessin et le squelette c’est le noir et blanc. La base. "
Amandine Urruty : " Pour moi, faire du dessin, c'est un peu comme avoir une espèce de grande malle à jouets et je me dis « là, je vais sortir Musclor et je vais sortir un petit poney. » Je vais jouer avec ça et raconter une histoire. Et puis après, ceux-là vont me fatiguer, je vais en prendre d'autres et je vais raconter un autre type d'histoire. Il y a toujours l’idée de raconter une espèce de saynète. "
Amandine Urruty : " Parfois, j’ai pu avoir des thématiques ou des séries comme autour des péchés capitaux par exemple, en m’inspirant de gravures de Bruegel. Mais c'était un truc particulier, une façon de se réapproprier et de jouer avec ces références-là. Mais sinon, je ne cherche pas un propos hyper général ou hyper politique dans mon travail, parce que pour moi ça reviendrait à me retrouver dans un truc binaire du genre : le signifiant / le signifié, et c’est vraiment tout ce que je cherche à éviter. Mais j’ai, bien entendu, des thématiques qui se dégagent et des obsessions qui reviennent : le macabre, le comique, le carnaval, le costume, le masque. "
Amandine Urruty : " Le tournant actuel dans mon travail est d’alléger, de moins saturer. C’est vrai que j’ai beaucoup, beaucoup rempli, avec beaucoup, beaucoup de mini-personnages qui font des trucs dans tous les coins. Tous ces petits personnages, ces petits éléments, moi même, je m’y perdais, cela avait vraiment un aspect « où est Charlie ? » Et j’avais envie de pouvoir consacrer de temps à la réalisation de drapés somptueux dont je rêvais, j’ai toujours eu une passion pour Ingres et un amour pour l'art pompier. Alors au lieu de consacrer de l’énergie et du temps à dessiner 800 mini personnages, en épurant les choses je voulais pouvoir m’investir autant dans un putain de beau drapé satiné, tout en essayant de rendre les images plus impactantes. Cela me déprime toujours quand je vois des gens qui font toute une carrière en faisant toujours, absolument, rigoureusement la même chose. C'est un peu triste, je ne voulais pas que ça m’arrive, c'est important aussi d'arriver à changer. J'avais vraiment envie de plus de lisibilité. "
Pour ceux - comme nous - que le dessin noir et blanc séduit fortement, vous pourrez poursuivre avec Thomas Levy-Lasne qui transcende le réel issu de sex webcams dans ses dessins explicites au crayon, ou les nombreuses conversations en distanciel de ces derniers temps au fusain bien charbonneux.