Il y a des pays dont la spécialité étrange est d’avoir plus de jumeaux qu’ailleurs pour des raisons inconnues. Ainsi Il y a 4 fois plus de jumeaux en Afrique de l’Ouest que dans le reste du monde. Au cœur de cette zone fertile en gémellité au sud-ouest du Nigeria, Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde ont visité trois lieux, un orphelinat à Gwagwalada (une région où des meurtres de jumeaux ont encore lieu), Igbo Ora et Calabar (où les jumeaux sont glorifiés). C’est là que les deux photographes ont exploré cette mythologie pour l’agence Noor, une agence internationale de photographie documentaire et de narration visuelle basée à Amsterdam. Une agence, doublée d’une fondation, qui se concentre sur le renforcement des capacités en matière de journalisme visuel éthique et de pratiques documentaires. Grâce à la présence de Bénédicte Kurzen au Nigéria - installée à Lagos depuis quelques années - elles ont eu un accès privilégié aux communautés qu’elles ont documenté. : " les amis d’amis nous connectaient à leurs amis, dès que nous arrivions quelque part nous demandions l’autorisation de photographier au chef local. "
Entre portraits posés et snapshots à la volée, cette magnifique série Land of Ibeji est une vision documentaire et métaphorique de ce que représentent les jumeaux dans cette région du monde. 

Kehinde Temitope et Taiwo Oluwabori, 15 ans. Les jumeaux sont habillés, nourris et traités de la même manière jusqu'à un âge très avancé.
 Igbo-Ora, Nigeria.

Les communautés locales ont développé des pratiques culturelles assez opposées en réponse à ce taux de natalité élevé, allant de la vénération à la diabolisation. Dans certaines régions, des sanctuaires sont construits pour vénérer l'esprit des jumeaux et des célébrations sont organisées en leur honneur. Dans d'autres, en particulier dans les communautés rurales, les jumeaux sont diffamés et persécutés, perçus comme porteurs du mal. Dans les croyances Yoruba, chaque personne vivante est censée avoir un esprit double (enikej) au ciel, une sorte de contrepartie spirituelle. Dans le cas particulier des jumeaux, le double spirituel est né sur la terre. Les frictions entre communautés célébrant et rejetant des jumeaux résident dans la perception du jumeau comme un esprit extrêmement puissant. Certains y voient une menace, quelque chose qui ne peut pas rester sur terre et doit être renvoyé dans les cieux où il réside normalement. Dans les deux cas, les jumeaux sont vus comme des êtres à part, aux pouvoirs hors du commun.

Sous l’influence de sa charge spirituelle de départ, le projet a opté pour une esthétique surprenante, fascinante pour un travail documentaire. L’utilisation de deux filtres, l’un bleu l’autre rouge, donne à certains clichés un rendu complètement irréaliste, amplifiant la dualité des deux photographes, deux identités, deux perceptions, colorées de façon différente. " Nous voulions jouer avec cette frontière entre mythologie et réalité, imaginer des façons créatives de prendre ces portraits pour que le public voit plus loin que la ressemblance entre deux humains. " Les couleurs symbolisent des croyances contradictoires : le bleu/violet pour le spirituel et le céleste, le rouge pour le terrestre. Elles n’ont pas hésité à utiliser également d’autres procédés : doubles expositions, miroirs, réflexions, mises en scènes dans des paysages et natures mortes pour former un récit visuel psychédélique traduisant la mythologie du double. Un parti pris esthétique radical, tout à fait inhabituel, que Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde ont prolongé dans la scénographie de l’exposition arlésienne (exposition collective « Dress Code » à la Fondation Manuel-Rivera-Ortiz - Arles) et la mise en page du livre, très éloigné de l’austérité habituelle des travaux ethno-documentaires.

Kehinde Deborah et Taiwo Celestine, âgés de 10 ans, vêtus de blanc après un service religieux céleste à Igbo-Ora, Nigeria.
L'xposition arlésienne à la Fondation Manuel-Rivera-Ortiz.

Le fait troublant dans le sujet abordé par Bénédicte Kurzen et Sanne De Wilde est que la photographie est déjà présente dans les croyances traditionnelles et les rituels entourant les jumeaux. En effet lorsqu'un jumeau décède, la procédure traditionnelle veut que les parents commandent la sculpture de ce dernier appelée "ibejt". Cette sculpture sera présente à la cérémonie funéraire aux côtés du jumeau vivant puis pour ensuite l’accompagner dans sa vie. Dans une société où le taux de mortalité infantile est assez élevé pour les enfants uniques, la crainte d'une mort précoce est encore plus forte pour les jumeaux, plus fragiles. Dans certaines régions, il est maintenant une pratique acceptée qu’une photographie soit substituée à l’"ibejt" lors des cérémonies. La petite taille d’une image facilite le transport, notamment lorsque l'image est donnée au jumeau survivant pour qu'il joue avec, ou lorsque la mère danse avec celle-ci en l'honneur du jumeau décédé.

Kehinde Quadrat et Taiwo Badrat, 17 ans, dans leur quartier à Igbo-Ora.

On considère donc que la la photographie possède un pouvoir supplémentaire et des significations spirituelles, tout comme les jumeaux sont des enfants sacrés en connexion avec le monde des esprits. Avec « Land of Ibeji » les deux photographes mettent un pied dans une dimension spirituelle bien extraordinaire pour nous, pauvres rationnels occidentaux. " Tout est lié à cette mythologie, de nos recherches à la narration de notre série, à l’utilisation de miroirs, de double exposition. Il y a par exemple la croyance selon laquelle, si l’un des jumeaux venait à mourir, la double exposition serait utilisée pour le ramener à la vie dans la photo. "
 

Kehinde Abass et Taiwo Afeez, 17 ans, à Tapa, Nigeria.

" Nous pensons que les "Ibeji" " portent bonheur. Ils représentent la fertilité et apportent l’amour, ils sont une bénédiction pour la famille. Une fois que vous avez des jumeaux, les gens croient que tout viendra à vous en abondance. Les jumeaux sont également liés à l’esprit du singe et plus particulièrement au singe Edun. Ces singes donnent toujours naissance à des jumeaux, ce qui en fait un symbole pour les "Ibeji". "
— Chief Nike Davies-Okundaye, une créatrice nigériane de batik et de textiles Adire.

Abass et Taiwo Afeez, 17 ans, à Tapa, Nigeria.

" Tout dans ce projet allait de pair : les jumeaux, notre collaboration. " Si les deux photographes à la troublante ressemblance physique ont des styles assez différents dans leurs travaux personnels, elles ont travaillé ensemble et décidé de l’esthétique générale facilement. " Nous avions toutes deux nos appareils photos, et tout se faisait naturellement – décider du flash, placer les sujets. Nous avons vraiment tout fait à deux. " Une profonde exploration de la dualité donc, tant dans le sujet que dans le processus de création.

Bénédicte Kurzen (gauche) et Sanne de Wilde (droite) au World Press Photo Montréal © Alexandra Jurecko, 2019
Ikpeme et Lwanga, 17 ans, portent une couronne de lumières de Noël bleues à Calabar, surnommée "la maison des jumeaux", Nigeria,

Dans l’exposition, nous avons été très séduits tout d’abord par ce voyage esthétique très singulier, ces mises en scènes étranges aux ciels menaçants, puis, informations prises, nous avons été fascinés par cette culture yoruba qui célèbre les jumeaux. La paire de photographes a parfaitement su nous ouvrir au "jumeau" en tant que figure mythologique et nous donner fortement envie de croire à notre possible dualité céleste et terrestre. 
Et nous remercions ces " sœurs " en photographie pour cela.
 

Pour terminer, un petit intermède musical en rapport mais très mainstream : Ibeyi est un duo de jumelles d’origine cubaine qui mélange la culture yoruba avec d'autres genres musicaux tels que la soul, le R&B, le downtempo, et le hip hop. 
« Sœur, tiens-moi bien, jure que tu ne me lâcheras pas.
lié par notre amour
Je devais te dire
Sœur, tu es trop proche, Soeur, laisse-moi partir.
Nous malgré tout »