La destruction comme la création est tellement jouissive. Pour s’en assurer, rien ne vaut une visite chez Jan Hakon Erichsen un impassible artiste norvégien qui s’implique en personne dans ses vidéos de performances destructives à la mécanique DIY sans cesse renouvelée.
Tous les enfants le savent bien, détruire, casser, déchirer procure tout autant de plaisir que créer ou dessiner. Et c'est ce que Jan Hakon Erichsen met en pratique, pour notre plus grand plaisir de grands enfants, dans de courtes vidéos de destruction qu’il diffuse sur diverses plateformes internet. Désormais il publie une vidéo par jour sur Instagram. Les vidéos impliquent souvent des machines ingénieuses et archi-bricolées au préalable, qui démolissent des objets du quotidien. Ses cibles de prédilection sont, entre autres choses, les ballons, les pâtes, les chips, les bananes, le scotch, les gobelets à café qu’il attaque souvent au moyen de couteaux, dont il déclare posséder "quelque part entre 500 et 1000 exemplaires".
Les plus connues de ses vidéos montrent des méthodes élaborées et complexes pour faire éclater des ballons, mais d'autres thèmes sont récurrents, comme l'écrabouillage varié de pâtes, l’épluchage mécanisé de bananes, la destruction d'articles ménagers, l’auto-enroulage dans du scotch et le port de couvre-chefs bizarres faits de fruits. En 2019, une compilation de 2 minutes des vidéos de ballons de Jan Hakon Erichsen est devenue virale sur Twitter, accumulant 9,5 millions de vues en 24 heures et des centaines de milliers de likes et de retweets.
Jan Hakon Erichsen dit avoir été influencé par Chris Burden, artiste performer américain parmi les premiers à mettre l’intégrité de son corps en jeu. Dans Shoot (1971), l’une des pièces les plus connues de l’histoire de la performance, on le voit, jeune, se tenant droit devant un mur blanc. À une quinzaine de mètres devant lui, un homme armé d’une carabine 22 Long Rifle, tire dans son bras à balle réelle. Chris Burden a bien été touché par le tir de son ami. Il s’est aussi enfermé dans un casier de vestiaire de collège pendant 5 jours.
On retrouve chez Jan Hakon Erichsen la même énergie chaotique et le sérieux d’un Chris Burden risquant sa vie juste pour créer. Ses autres influences, moins dangereuses, sont logiquement le punk rock (Search & Destroy) et les films d'horreur.
Outre le plaisir à suivre l’inventivité bricolée de son œuvre de destruction massive, sa personne elle-même est terriblement attachante. Jan Hakon Erichsen est presque comme l’un des objets qu’il utilise, il profite de la forme de son corps et de ses limites, celles d’un homme générique d’âge moyen et n’hésite pas à se tourner en ridicule, à s’affubler d’objets divers, dangereux ou pas. Il est un personnage au jeu tragi-comique efficace en plus d’être un performer.
Nous sommes particulièrement ravis qu’il ait accepté de répondre gentiment à quelques questions.
Jan Hakon Erichsen : "Quand j'étais à l'école d'art (l'Académie nationale des arts d'Oslo), j'ai acheté un livre de Phaidon intitulé Performing the Body qui a eu un impact majeur sur moi. Il donne un aperçu très complet des débuts de l'art de la performance et c'est là que j'ai découvert des artistes comme Chris Burden, Bruce Nauman et Bas Jan Ader. Au début, je faisais surtout de la sculpture et de l'installation, mais il y avait toujours un aspect performance. Après l'école d'art, je me suis progressivement tourné vers l'inverse : l'art de la performance avec un aspect sculptural".
Bas Jan Ader, autre performer radical a disparu en mer entre Cap Cod (États-Unis) et l’Irlande en 1975. C'était son ultime performance, la traversée de l’Atlantique à bord d’un bateau trop léger, intitulée In Search of the Miraculous.
Jan Hakon Erichsen : "La destruction a été une grande partie de ma pratique artistique depuis mon école d'art, mais quand j'ai commencé à faire ces vidéos très courtes pour Instagram, c'était surtout pour le plaisir, sans plan préalable. Je venais de terminer une grande exposition et je voulais juste faire quelque chose pour mon propre divertissement. Je l'ai filmée avec mon téléphone et j'avais envie de la partager avec mes amis, alors je l'ai mise sur Instagram et, à partir de là, la balle a commencé à rouler. Finalement, je suppose que c'est juste très satisfaisant de voir quelque chose se détruire, comme un enfant qui jette des pierres sur une fenêtre".
Jan Hakon Erichsen : "Mes vidéos se nourrissent directement d'autres installations que j'ai réalisées précédemment, ou bien cela commence avec les matériaux que j'utilise. Si, par exemple, j'achète un nouveau couteau, je commence par me demander comment je peux l'utiliser d'une manière intéressante, puis je fais des essais jusqu'à ce que quelque chose se manifeste. Parfois, je vais dans des magasins juste pour chercher des objets dont je pense qu'ils pourraient avoir un potentiel. Un nouvel objet donne généralement lieu à plusieurs nouvelles performances.
Je réalise généralement deux ou trois vidéos chaque fois que je suis dans mon studio".
Jan Hakon Erichsen : "Je commence généralement par m'asseoir dans mon studio et réfléchir à des idées possibles, puis je rassemble les matériaux nécessaires. Très souvent, cela implique un peu de menuiserie et je commence à construire un "engin" juste pour la performance en vue. Parfois c'est compliqué et cela prend quelques heures, parfois cela ne prend que cinq minutes. J'utilise généralement des outils de menuiserie basiques, comme des perceuses et des scies à main, ou même je me contente d'assembler des objets avec du ruban adhésif. Je suis toujours à la recherche de la solution technique la plus simple. Une fois que mon idée et mon engin sont prêts, je commence à réfléchir au rendu vidéo. Je filme avec 2 à 4 caméras sur des trépieds afin d'obtenir le meilleur angle et ne pas avoir à faire beaucoup de prises. Lorsque les caméras sont prêtes, je filme ma performance, puis je vérifie les séquences et les monte sur mon ordinateur ou parfois même sur mon téléphone".
Dans les vidéos de Jan Hakon Erichsen, ce qui fait partie de la tension et du pouvoir comique, c'est la mise en danger potentielle de sa propre personne. Sa présence impassible ressemble à celle d’un Buster Keaton défiant les possibles atteintes corporelles. Les casques et autres protections anti-bruit dont il se revêt lui donnent une petite touche ridicule dont il semble profiter sans gêne.
Jan Hakon Erichsen : "En général, je ne me blesse pas, mais il y a eu un accident grave. Je suis tombé sur l'une de mes sculptures au couteau et je me suis gravement coupé les mains. J'ai dû me faire opérer de la main gauche et cela aurait pu être bien pire".
Jan Hakon Erichsen : "Je ne travaille pas pour mettre en avant un message ou quelque chose comme ça. Je fais juste des choses que je trouve captivantes et j'espère que d'autres personnes ressentent la même chose, mais je suis très intéressé par la destruction en tant que force créative. Je la vois comme une sorte de côté obscur de la créativité et je l'utilise activement pour modifier et améliorer le potentiel inhérent des objets du quotidien".
Jan Hakon Erichsen : "Aujourd'hui, je vis principalement de la vente de mes vidéos en tant que NFT, mais mon travail a également été utilisé dans certains contextes commerciaux. Parfois, j'ai de la chance et j'obtiens une subvention".
Jan Hakon Erichsen : "Je voudrais partager avec vous Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses) (1987) de Fischli & Weiss qui est l'une des premières œuvres d'art vidéo que j'ai vues et elle reste l'une de mes œuvres d'art préférées.
Une œuvre de référence pour nous aussi, décidément il a tout pour plaire, ce drôle de Norvégien.
Vous l’avez sans doute compris, nous faisons partie des fans de Jan Hakon Erichsen depuis longtemps et sommes pas prêts à la quitter.