« Les photos qu’elle ne montre à personne » est le titre contradictoire d’un livre qui vient de paraître et une exposition actuelle rassemblant pas moins de 10 ans de production de l’artiste belge Katrien de Blauwer. La "photographe sans appareil" montre de fait une ampleur inédite de sa création d’images à partir d’une matière noir et blanc récupérée dans des magazines vintages. Elle assemble à sa façon tranchante des photos sauvées de la disparition, donnant naissance à une troublante image toute neuve, mais chargée du charme puissant du passé.
En préambule de sa très grande exposition arlésienne à la "Croisière", dans le cadre des Rencontres de la Photo de Arles, il est dit : " Ne dites surtout pas à Katrien de Blauwer qu’elle fait des collages ". Katrien de Blauwer est effectivement assez difficile à ranger dans un genre défini, et c’est tant mieux. Même si elle utilise forcément de la colle, elle est bien loin du genre collage - pratique vieille d’un siècle – au sens où on l’entend généralement, que ce soit de l’absurdité réjouissante chez les surréalistes ou de la surenchère permise par le numérique plus actuel. Sa propre définition est surprenante et justifie du même coup sa présence au sein des Rencontres de Photographie " Disons que je suis une photographe sans appareil. La coupe est comparable chez moi au déclic de l’appareil photo ".
L’intérêt du travail de Katrien de Blauwer est en effet bien plus dans la découpe que dans le collage. Elle tranche dans des images depuis longtemps maintenant, c’est devenu une experte dans l’art du “Cut” pourrait-on dire (ou "découpe" en français). Les termes anglais de “cut”, " “cutting” ou “cutup” font référence à des pratiques artistiques - consistant à juxtaposer des éléments de façon franche ou/et aléatoire - bien plus proches de sa démarche que celle du collage.
Son approche est mentale, conceptuelle, radicale : Katrien de Blauwer est dans une absolue sobriété dans ses formats et dans son utilisation de matériaux et outils. Ses "cuts" sont de dimensions réduites et ont l’inatteignable simplicité d’un art minimal. En ou deux traits droits et francs de découpe, elle tranche dans les images à l’emporte-pièce. Elle en extrait des bandes qu’elle assemble, au nombre maximum de deux, dans une nouvelle composition qui se contente de les juxtaposer. Elle y adjoint souvent des rectangles de surfaces plus silencieuses, en papier vierge de tout motif, de couleurs unies un peu passées. C’est une sorte d’habillage-cadre en harmonie avec son assemblage. Il lui arrive parfois de renforcer la force de sa composition par quelques gribouillis nerveux au crayon de couleur ou par un trait de peinture jeté vivement. Et tout est dit.
Katrien de Blauwer est née à Renaix, dans les Ardennes belges en 1969. À Gand, elle a étudié la peinture et, à Anvers, la mode, des études qu’elle a chaque fois abandonnées. Puis elle a trouvé un mode d’expression qui lui était profondément nécessaire et y demeure attachée. Contrairement à la pratique du collage, elle donne plus l’impression de soustraire que d’ajouter, jamais de surenchère mais plutôt la captation partielle de deux morceaux de réel, qu’elle ajuste bord à bord tout simplement, comme guidée par un instinct surgi de son inconscient ou de sa mémoire.
Katrien De Blauwer aime le vieux papier de façon évidente avec un goût intransigeant et sûr pour les photographies en noir et blanc des magazines des années 1920 à 1960. Par son travail, elle donne une nouvelle chance à des images destinées à la complète disparition. Elle produit de nouvelles images au charme puissant par leur grande harmonie formelle, y compris dans le prélèvement de bandes monochromes dont l’ancienneté et le pâlissement du papier ne dénote jamais. Ses compositions, soignées, élégantes et séduisantes au premier abord, incitent le spectateur à apprécier la franchise de ses coupes.
Entre les photos noir et blanc et nous, Katrien De Blauwer devient une intermédiaire neutre mais tranchante : sans être l'auteur des photographies, elle se les approprie complètement et les ingère dans son propre monde intérieur, un monde qu'elle révèle par ses "cuts". Cette matière première qu’elle triture fait aussi partie de notre mémoire individuelle, celle des vieux magazines qu’on a pu feuilleter dans des greniers, des codes esthétiques dans lesquels on a un certain plaisir à se replonger. Ainsi son histoire personnelle rejoint l'histoire de tous. Elle dit d'ailleurs que son travail porte essentiellement sur la mémoire. En réagençant cette matière faite de personnages ressurgis du passé, elle réactive des fragments de cette mémoire collective, et se permet de communiquer directement avec notre inconscient après avoir su laisser parler le sien.
L’œuvre de Katrien de Blauwer contient une charge indéniable de sensualité qui saute aux yeux. Les corps anonymes dont elle extrait des bandes proviennent surtout de femmes, il y a une inclinaison pour un certain "glamour sexy" dans ses choix. Les fragments corporels semblent provenir de mannequins d’une mode désuète, des starlettes des films noirs ou de la Nouvelle Vague, voire d’actrices complètement oubliées, issues de films sentimentaux ou presque érotiques. Elle ne cherche jamais la mutilation de corps nus ou habillés, mais plutôt une fascination ou une tendresse esthétique pour la femme idéalisée telle qu’on la rencontrait à longueur de pages dans les publications de ces années-là.
Au détour d’un troublant assemblage, il est possible qu’un geste en suspens laisse entrevoir une étreinte, une caresse ou un regard sans que l’on ne soit jamais sûr de son existence. Rien d’explicite chez elle.
« Ce que déterre Katrien de Blauwer dans ses images en noir et blanc c’est l’archéologie d’une ambiguïté. Cette ambiguïté du désir, elle ne la barre pas d’un coup de cutter rageur : au contraire, elle l’intéresse. Elle la travaille au maximum. Elle l’affine, la rend coupante » (Philippe Azoury en présentation de son livre).
La science du "cutting" dont elle fait preuve depuis des années à travers un corpus déjà immense peut être aussi vécue par le spectateur comme un équivalent de montage cinéma. En face de l’un de ses "cuts", on peut avoir l’impression de se situer pile au point de montage entre deux plans. Comme si la juxtaposition n’était pas issue de deux images fixes mais bien de pellicule en mouvement dont elle aurait supprimé quelques images-secondes. Tout y fait penser : le noir et blanc granuleux, les corps parfois en mouvement. La tentation est grande de laisser vivre en soi l’intense charge narrative ses "cuts", comme des fragments de fictions. On reste ainsi figé entre deux plans tel le fragment d’un film dont la narration s’est échappée définitivement selon le scénario possible de tout un chacun.
Devant le travail de Katrien de Blauwer, c’est aussi au regardeur d’effectuer une tâche, de faire l’effort de lâcher prise pour saisir ce fil ténu, inconscient et poétique, pouvant l’entrainer directement au cœur de ces compositions. Ou lui permettant de suivre un étroit chemin mental les reliant les unes aux autres. Aucun de ses "cuts" n’est explicitement narratif et encore moins basiquement symbolique, et c’est là toute leur force. Il ne s’agit pas de comprendre ces "cuts" mais bien plutôt de les laisser se développer dans le terreau de notre inconscient.
Une expérience captivante pour peu qu’on arrive à s’y laisser prendre. Nul n’est à l’abri de se retrouver complètement pantois, absorbé, médusé par la puissance nichée dans ces "cuts" aux dimensions si petites et au matériau si humble.
Cet éblouissement, c’est tout le mal que l’on vous souhaite !
" Les photos qu’elle ne montre à personne ", livre chez Textuel et exposition dans les Rencontres de la Photographie, à la Croisière, 65 boulevard Émile-Combes, à Arles. Jusqu’au 25 septembre.
Nous voudrions terminer récréativement par cet autre artiste dont on sait que le nom : Fontanesi. Lui aussi ne mélange que deux images par un seul trait de coupe pour en constituer une toute nouvelle, mais dans un but totalement différent. Celui de générer une image incongrue, insolite, comique, surréaliste et très italienne.