Dans ces deux clips “War is coming“ et “Consortium“ se sont réunies trois entités pourtant assez éloignées dans la galaxie : le trio électro krautrock Zombie Zombie, le dessinateur mythique Philippe Druillet, et une technologie d’intelligence artificielle en plein développement. Pour provoquer cette rencontre, il fallait la bonne vision d’un réalisateur qui aime à expérimenter, Thomas Pison.

Zombie Zombie, groupe électro est né en 2006 de la rencontre entre Étienne Jaumet, saxophoniste de The Married Monk, et Cosmic Néman le batteur d'Herman Düne. Puis, le duo s’est enrichi de Docteur Lori Schönberg à la trompette et aux percussions. Ils produisent une musique aussi dansante que planante, aussi répétitive que variée, aussi sensible que potentiellement anxiogène car en prise avec le contexte. Ils ont dû malgré tout se sentir dépassés par la réalité avec de ce titre prémonitoire "War is coming", un des singles avant la sortie de "Vae Vobis", nouvel album attendu le 25 mars chez Born Bad Records
Zombie Zombie, se réveille d’une de ses phases d’endormissement, après cinq années d’absence discographique, les membres du trio travaillant sur toutes sortes de projets individuels comme à leur habitude. On les retrouve, intacts, dans ce formidable générateur à transe, avec cette batterie asymétrique qui grimpe dans les bpm, enveloppé de ces couches de synthétiseurs analogiques et obsessionnels. Ils retentissent comme de l’exotica de planètes lointaines, de la dance-music d’un club de l’espace, délivrant des messages pré ou post-apocalyptiques qui, maintenant, résonnent étrangement au milieu de cette guerre terrienne. 
Pour la sortie de ce nouvel album, Zombie Zombie sera en concert ce 25 mars, à la Maroquinerie (Paris XX). Bon, c’est complet. Mais d’autres dates à suivre. 

Cette sensation sonore de vestiges de guerre galactique ou d’après fin du monde, est visuelle aussi, puisque cinq ans après Livity (2017), Zombie Zombie a de nouveau fait appel au mythique Philippe Druillet (Métal hurlant), associé cette fois au dessinateur Dimitri Avramoglou, pour illustrer les pochettes de l’album "Vae Vobis" et des maxis déjà sortis, "Nusquam et Ubique" (chanté en latin), "Consortium" et maintenant "War is coming". 

Pour ces deux clips particulièrement en phase avec le projet, il fallait que quelqu’un ait la fulgurance d’y introduire une intelligence artificielle capable nous plonger en zoom perpétuel dans les mondes de Philippe Druillet. Ces deux expériences visuelles sont des voyages galactiques ou organiques, dans l’espace ou à l’intérieur du corps, on ne sait plus trop. Le visionnaire est Thomas Pison, un réalisateur qui ne peut s’empêcher d’expérimenter et ici, c’est en "deepdream" ; des images/vidéos générées par des algorithmes d'apprentissage automatique. (L’apprentissage automatique ou Machine Learning est un champ d'étude de l'intelligence artificielle pour donner aux ordinateurs la capacité d'"apprendre" à partir de données).
Il a utilisé "Vqgan+clip", un code réunissant deux algorithmes qui permet de pouvoir générer des images à l'aide de mots et des paramètres qu'on lui donne, le tout exécuté sur Google Collab. (Google Colab est un outil publié par Google, disponible dans le cloud et permet une édition collaborative facile). 
Il s’agit, en résumé, de générer des images à partir de texte, oui, c’est de la science-fiction dingue, et donc en adéquation parfaite avec celle de Druillet enrobée de Zombie Zombie. 
Laissons maintenant la parole à Thomas Pison, puisqu’il a eu la gentillesse de nous raconter en détail la gestation de ces deux objets visuels hors normes. Vous allez voir, c’est une étonnante conjonction de planètes.

 Thomas Pison : "Autodidacte, j'ai toujours aimé bidouiller, que ce soit l'image ou la musique. Avant d'arriver à Montréal et de me consacrer entièrement à l'animation, je réalisais des court-métrages et des vidéos promos pour des labels de musique à Paris".

Thomas Pison : "Je sortais d'un long contrat pub pour lequel j'ai réalisé 6 vidéos sur le thème du collage pour les jeux olympiques de Pékin. J'avais besoin de prendre un mini "break" de motion design pur et je suis tombé, sur Twitter, sur des vidéos de "zoom infini" (hashtags #vqgan ou #clip) faites à l'aide d'intelligence artificielle. C'était complètement envoutant. J'ai donc appris rapidement la technique et j'ai expérimenté pendant plusieurs semaines avec différents styles. Je souhaitais me servir de cette mécanique pour me rapprocher d'un style plus minimaliste, plus traditionnel.
J'ai donc revu mes classiques, de Moebius/Druillet à Hipgnosis (collectif surréaliste dingo du photographe/réalisateur Storm Thorgerson) en passant par les chromes à l'aérographie réaliste 80 d'Hajime Sorayama (fan de longue date du monsieur) ou encore Grace Jones vue par Jean-Paul Goude. L'algorithme gère encore assez mal les visages humains et les rend souvent difformes, donc le choix de Grace Jones s'est vite imposé : le visage le plus "construit" que Goude a fabuleusement déconstruit avec ses collages polaroids.
Expérimentations déformation de peau en photo realisme avec Vqgan+clip :

Expérimentations de minimalisme sur Moebius :

Thomas Pison : "Un matin, alors que je perfectionnais des animations "Druillet-esque", entre deux exports je suis tombé sur la sortie toute fraiche de la pochette du nouveau single de Zombie Zombie, "Consortium", dessinée par Philippe Druillet. 
La coïncidence était trop forte, j'ai donc sauté sur l'occasion et me suis donné un jour pour sortir une animation "synchro" sur ce morceau, que je trouvais pas mal foufou".

Thomas Pison : "Le lendemain soir, j'ai envoyé le final, au culot sur Instagram, à Etienne Jaumet (musicien que je respecte depuis longtemps et membre fondateur du groupe) avec qui j'avais déjà échangé quelques mots sur mon projet musical (Malair).
Je ne m'attendais pas à grand-chose mais en me réveillant, j'avais des messages d'Etienne me disant que le groupe et le label (Born Bad Records) avaient vu mon clip et qu'ils souhaitaient le rendre officiel.
Tout le reste s'est passé très vite. Trois jours plus tard, le clip était sorti.

Thomas Pison : "Pour "War is coming", même si je devais rester dans le même genre graphique —façon Druillet— l'important pour moi était de ne pas faire un ersatz du premier clip. Donc j'ai changé les tonalités et j'ai exploré d'autres techniques, et surtout, exit le plan séquence".
Extrait d'une animation que j'aimais beaucoup mais qui restait trop proche du premier clip: 

Thomas Pison : "Je tenais aussi à avoir des séquences en noir et blanc pour laisser le spectateur se concentrer sur la musique. Le meilleur exemple est dans la deuxième partie du morceau (à partir de 2'12) où l'on ne décèle presque plus rien à l'écran et qu'on se laisse porter par les échos des voix de Zombie Zombie".

Thomas Pison : "Avec Zombie Zombie, tout a été très fluide. Sur le deuxième clip qu'ils m'ont commandé à la suite ("War is coming"), ils m'ont laissé carte blanche. Après deux versions, on s'est mis d'accord sur un montage et hop, le clip était validé
Méga fluide" !

Thomas Pison : "J'adore le travail de Druillet, son parcours. C'est un peu un monstre sacré pour moi.
En expérimentant dans son style, je n'aurais jamais pensé avoir la chance qu'il voie mes animations. Il les a vues et approuvées. (🤯🥂🎉)
Dès les premières correspondances avec le groupe, j’ai été mis en relation avec le dessinateur et collaborateur de Philippe Druillet, Dimitri Avramoglou. Il a été très enthousiaste de voir mes animations et on commence à parler d'une éventuelle collaboration pour un concert que Zombie Zombie donnera à la Philharmonie de Paris en 2023".

Et maintenant, si cela vous dit de rentrer un peu plus profondément dans le "deepdream" en compagnie de Thomas Pison, il va vous expliquer en détails comment il s’y est pris. Même si des notions vous échappent, tout est compréhensible et passionnant. (Si vous avez besoin d’éclaircir certaines notions, vous trouverez aussi des explications techniques en début de ce post)
Thomas Pison : "Pour ces clips, j'ai commencé par expérimenter. Beaucoup expérimenter.
J'ai utilisé "Vqgan+clip", un code réunissant deux algorithmes qui permet de pouvoir générer des images à l'aide de mots et des paramètres qu'on lui donne, le tout exécuté sur Google Collab.
Les possibilités sont quasi infinies, c'est juste fou.
Chaque image générée est une surprise. Et souvent une bonne surprise. Par exemple, pour "Consortium", j'ai repris une expérimentation dans laquelle le texte de demande ("prompt text") était d'allier des personnages troglodytes (oui, ça ne veut rien dire) à des câbles de synthés analogiques (clin d'œil à Etienne Jaumet, bidouilleur de machines en tout genre), le tout à la "sauce" Druillet".

Thomas Pison : "Une fois que le ton et le mix des images sont satisfaisants pour moi, je lui applique différents mouvements de caméra pour voir comment l'animation et les images réagissent à toutes les étapes du processus.
Si le tout se tient, je passe à la synchronisation de l'animation sur le morceau.
Travail fastidieux mais il faut donner le numéro d'image exact auquel on veut que les paramètres se déclenchent, idem pour les images que l’on souhaite voir".

Thomas Pison : "Donc je mets le morceau dans un logiciel de montage et je relève les durées (numéro d'images) au fur et à mesure. Une fois tous les paramètres rentrés, je lance l'exécution sur Google Collab. Le choix d'un plan séquence pour ce système est évident mais risqué pour une animation synchronisée sur la musique, car si une partie ne plait pas, on ne peut pas décider d'exporter seulement un bout. Il faut modifier les paramètres voulus et relancer tout l'export de l'animation, au risque de détériorer une autre partie qui nous plaisait".

Thomas Pison : "Ensuite je traite le tout, les couleurs, les textures, le grain et la fréquence d'images dans After Effects afin de me rapprocher au max de l'esthétique d'animation traditionnelle.
Pour la fin du second clip "War is coming" j'ai utilisé un module plus récent de création d'image sur le même principe appelé Discodiffusion. La qualité (on est plus proche de la peinture) et la résolution sont largement supérieures à Vqgan+clip".
Le plan entier de fin généré pendant 5 jours avec le module Discodiffusion : 

Thomas Pison : "En ce moment, entre deux contrats de motion design et mon nouveau bébé de 5 mois - allo Octave - je travaille sur un clip dessiné à la main images par images pour Malair. Le processus est beaucoup plus long mais j'ai commencé depuis plus d'un an et j'en vois le bout.
Je suis aussi en train d'expérimenter pour pousser la technique plus loin et réussir à être plus précis dans la génération d'images afin de pouvoir proposer des animations plus ciblées pour d'éventuelles collabs futures.
Je me suis lancé aussi dans le "neural style transfer", méthode pour appliquer des styles graphiques à des photos ou à des formes comme des typos, logo, etc. La dernière pochette pour mon prochain single qui sort en avril est un mix de techniques mais elle a été faite en partie avec ce système".

Thomas Pison : "Toujours très difficile de faire un seul choix dans ce qu'on aime, mais je voudrais partager avec vous le label Deewee tenu par les frères Deweale, tous deux membres de Soulwax. J'aime autant la musique qu'ils produisent ou distribuent, que les traitements graphiques de leurs disques et leur promo sur les réseaux. Je crois savoir qu'ils font souvent appel au studio parisien "Ill-studio" que j'estime aussi beaucoup". 

Bon, eh bien, nous trouvons que lorsque des artistes / réalisateurs partagent autant leurs techniques et inspirations, c’est généreux et génial. Aussi, on l’en remercie grandement. (Et de votre part aussi). 

En bonus, un clip mythique de Zombie Zombie de 2008 :