Un jour de 2019, Mika Sperling voit sa petite fille Robin assise sur les genoux de son beau-père. Cette image heureuse déverrouille et libère d’un coup son propre passé enfoui profondément, quand elle rendait visite à son grand-père. Mika Sperling a perdu son père quand elle était très jeune, son grand-père a comblé ce vide en lui consacrant beaucoup de temps, il lui a aussi appris les échecs. Position privilégiée pour perpétrer des abus pendant des années. Partagée entre amour et haine de son grand-père, la petite Mika n’ose en parler à personne. Plus grande, elle arrive cependant à refuser tout contact avec lui. Photographe amateur, il maintient un lien en lui envoyant des tirages de clichés qu’il a pris d’elle. Ces images ne rejoindront jamais son album familial, elle les enfouit dans une boite à chaussures.   

L’exposition arlésienne « Je n’ai rien fait de mal » est composée de trois parties assez distinctes. 
D’abord, des photos de famille desquelles Mika Sperling a découpé la silhouette néfaste de son grand-père. Après l’épisode déclencheur, Mika a remis au jour ces clichés en 2020 et a commencé à en faire des collages, en réduisant son grand père à une silhouette de couleur vive. Comme pour en souligner la présence invasive. Elle utilisé sept couleurs pour matérialiser les sept filles à avoir été abusées par ce prédateur. Parfois, les photos sont même complètement retournées, pour en cacher l’inceste que les familles préfèrent souvent ne pas voir ou révéler. Des descriptions précises accompagnent les images pointant une réalité insupportable.
« Il est assis dans son fauteuil et porte deux filles sur ses genoux. Je suis l’une d’entre elles. Sa main droite est posée sur ma hanche, sa main gauche sur la poitrine de l’autre fille. Nous portons toutes les deux […] des shorts moulants. Je croise mes mains sur mes cuisses. »
Des dessins d’enfants avec ce grand-père présent ou effacé accompagnent les collages, rappelant combien les proies étaient jeunes. 

Ensuite, au milieu de l’exposition, est installé un échiquier figé en cours de partie, figurant ces moments d’intimité empoisonnés. Sur l’échiquier est accroché un dialogue fictif entre Mika et son grand-père aujourd’hui décédé dans lequel elle l’interroge frontalement comme elle aurait aimé pouvoir le faire. 

Pour finir, des grand tirages de photos que Mika a faites sur le chemin entre sa maison d’enfance et l’habitation du grand-père, jamais dénoncé, avec la présence de Robin, sa fille de 3 ans. Elle photographie sa petite main dans cette ultime photo qui s’intitule « Avec toi, à 55 mètres » soit la distance à laquelle est arrivée Mika Sperling dans cette tentative pourtant courageuse de se réconcilier avec son passé.
Dans son travail photographique personnel, Mika Sperling utilise surtout la matière de son propre vécu familial ; ses origines russes, la perte de son père, les incessants déménagements de toute la famille et ici, cet épisode traumatique de son enfance. 
Elle a répondu avec gentillesse a quelques-unes de nos questions.

Avec toi, à 55 mètres, 2021.

Mika Sperling : " L'idée du projet est née bien avant que je ne la considère comme un projet. Le traumatisme a été déclenché par la naissance de mon enfant et sa fréquentation de son grand-père qui me mettait mal à l'aise. J'ai dû franchir plusieurs frontières intérieures et surmonter des tonnes de peurs et de honte avant de me permettre d'aller de l'avant, sans parler de le rendre public. En fin de compte, c'était un besoin intérieur de justice, pour mon propre bien et pour sauver en quelque sorte l'enfant que j'étais lorsque les abus ont eu lieu. Je l'ai fait pour moi car cela fait partie de ma biographie et je voulais au moins me réapproprier mon histoire ". 

Mika Sperling : " C'était très thérapeutique. Je n'avais pas prévu qu'il en soit ainsi, mais c'est arrivé. Parfois, les choses empiraient avant de s'améliorer à nouveau, si bien que pendant le processus, je ne savais pas toujours si ce que je faisais me faisait du mal ou m'aidait ".

Des découpages de mon grand-père que je ne veux pas regarder.

Mika Sperling : " Concernant la forme, j'ai essayé des tonnes de choses, différents médiums, la performance vidéo, les collages, les dessins, les enregistrements sonores, l'écriture, la poésie, la photographie... À la fin, je suivais mon instinct pour savoir quels travaux valaient la peine d'être poursuivis, je demandais l'avis de mes amis et collègues... Au début, je ne faisais pas confiance à l'écriture, jusqu'à ce qu'une nuit, j'écrive tout le dialogue fictif entre mon grand-père et moi et que la "pièce" avec un échiquier apparaisse. À partir de là, je l'ai remplie avec d'autres "preuves", pour donner au spectateur juste assez d'indices pour qu'il découvre lui-même l'horrible crime ". 

Mika Sperling : " Je veux exprimer la souffrance qu'un enfant endure lorsqu'une personne de confiance abuse de lui. La force qu'il faut pour parler, la honte et de la peur que l'on ressent souvent à cause du reste de la famille. Je ne voulais plus que cela repose sur mes épaules ". 

Mon grand-père sur sa terrasse. 1994.

Mika Sperling : " J'ai prévenu toutes les autres survivantes pour les assurer que je ne les nommerais pas et que je ne montrerais pas leurs visages. Six ont accepté de faire partie de l'exposition en tant que couleur que j'utilise dans les collages. Je suis violette claire. La plupart d'entre elles m'ont soutenu dans ma démarche ou n'ont pas réagi du tout. Il y a eu quelques voix dans ma famille qui s'inquiétaient des rumeurs et du retour de bâton pour nos enfants et les générations futures. " 

Mika Sperling : " À 23 ans, j'ai été inspirée par une femme photographe venue donner un cours à notre faculté. J'ai décidé de me rendre dans mon pays natal, la Russie, pour la première fois, avec un appareil photo et d'explorer mes racines à travers lui. C'était un outil qui me donnait accès à différents foyers. Je ne pense pas que j'étais consciente de ce que je cherchais vraiment ou de la raison pour laquelle j'avais choisi la photographie en premier lieu. Depuis mon enfance, je n'avais vu que des photos en noir et blanc de la Russie et de la vie de ma famille avant que nous n'émigrions en Allemagne. D'une certaine manière, je pense que je voulais créer des images colorées de la Russie actuelle, pour la rendre réelle à mes yeux ". 
C'est un moment tendre et terrible que l'on passe dans ce bout d'histoire personnelle raconté à Arles par Mika Sperling. En mélangeant ainsi les formes, elle a pu nous permettre de l’appréhender malgré sa monstruosité et va sans doute nous rester en mémoire longtemps.

Je déteste les roses, à 11 mètres, 2020.