Penchons-nous dès à présent sur le cas très particulier de ce clip fait entièrement en bruit pour un groupe qui ne fait pas de noise. La phrase n’est pas claire ? Certes. Explications : Nous profitons simplement du fait que le groupe canadien Suuns soit en tournée en Europe, (le 8, 9, et 18/11 à Paris) pour ausculter l’un des clips radicaux dont ils ont l’habitude. Celui-ci l’est particulièrement car il est constitué uniquement de bruit visuel, une sorte de neige électronique en relief sur un morceau plutôt mélodique et doux. (A regarder en HD et avec un peu de distance, explications plus complètes ci-dessous).  Et cette nuée de points bouge en suivant les courbes de son du morceau "C-Thru" ("voir au travers") extrait du dernier album "The Witness" paru en septembre. Vous arriverez peut-être à voir à travers ce morceau, en tous les cas, essayez de vous laisser happer dans cette neige étrange, vous ne risquez rien de plus que d’avoir vécu une drôle d’expérience et/ou d’être tombé dans le son de ces canadiens.
Suuns - Album "Felt" - 2018 :

Suuns n’est plus entièrement canadien d’ailleurs car une partie non négligeable du groupe et devenue parisienne. Son leader Ben Shemie est venu s’installer à Paris avec sa compagne juste avant le confinement et en même temps le quatuor est devenu un trio. De gros changements qui ont donné un nouvel album auto-enregistré, autoproduit à distance pendant la majeure partie de 2020, une année de conflits, de solitude et de réflexion, "The Witness" est bien différent des précédents. Si l’expérimentation sonore énergique et minimaliste a toujours été une ligne de conduite pour Suuns, son nouvel album de mutation amorce clairement un virage vers plus de douceur atmosphérique et apaisée, comme un besoin de réconfort.
Suuns en trio en 2021 :

Voici une petite fiche technique concernant cet étrange objet visuel pour vous faire comprendre que ce n’est pas si simple : Il a été réalisé par Jared Raab et Luca Tarantini. Le plugin personnalisé a été développé par Charles Bordenave à Motion Boutique. Le flux de travail de l'autostéréogramme Kinect a été conçu par Tomasz Dysinski avec de l'aide de Zack Ryan pour les scripts : Thunk3d.scanner Thomas Flynn Veromcclean 3DHaupt. 
Heureusement pour vous et pour nous, Jared et Luca, les réalisateurs, ont bien voulu nous donner quelques explications afin d’éclairer votre et notre vacillante lanterne. 

Jared : "Luca et moi parlions beaucoup de l'idée de la visualisation en couches. Nous voulions exploiter l'idée que l'on pouvait voir quelque chose à plusieurs niveaux simultanément. J'avais créé une vidéo d'autostéréogramme pour Young Rival il y a quelques années, alors nous avons commencé à explorer de nouvelles possibilités pour l'imagerie d'autostéréogramme en mouvement. Nous avons rapidement réalisé que cela correspondait bien à la chanson". 
Les autostéréogrammes sont apparus dans les livres "Magic Eye" où il faut regarder loin derrière pour voir une image apparaître en 3D. Les images des livres "Magic Eye" sont des stéréogrammes, plus précisément des autostéréogrammes : ces derniers créent des images tridimensionnelles, selon la façon dont vous les regardez. Un autostéréogramme est en réalité un stéréogramme constitué d’une seule image, donnant l’illusion d’une scène en trois dimensions à partir d’une seule image en deux dimensions. Afin de percevoir un rendu en trois dimensions, notre cerveau doit faire un effort oculaire de convergence et de mise au point dissociée. Pour visualiser des autostéréogrammes, il suffit de "découpler" ou de défocaliser les yeux, en "relaxant" les yeux ou en "regardant à travers" l'image ce qui amène le cerveau à considérer les légères variations du motif répétitif comme des informations sur la profondeur. Donc pour bien profiter de l’effet de profondeur et "multi-couches" de ces vidéos, il faut les regarder en HD, et avec un peu distance. Il faut parfois un certain temps pour apprendre à les voir, mais cela en vaut la peine.

Luca : "Nous sommes passés par 4 ou 5 idées différentes avant de tomber sur celle de l'autostéréogramme. Nous avons fait beaucoup de recherches sur ce qui était techniquement possible, certains de nos premiers essais nous ont semblé très justes. Je ne sais pas si c'était inconscient ou quoi, mais même le nom de la chanson, "C-Thru", fait allusion à cette vision en couches. La surface et la sous-surface. Donc nous avons juste poursuivi ce lapin aussi loin que nous le pouvions".

Jared : "La plupart des technologies utilisées pour créer des autostéréogrammes sont issues de l'engouement pour le Magic Eye à la fin des années 90 et au début des années 2000. Les programmes pour les réaliser sont tout aussi anciens. Nous avons commencé par automatiser un vieux générateur de stéréogrammes à image unique en utilisant un script Auto-Hotkey personnalisé. L'alimentation de séquences massives d'images était lente, et Luca s'est demandé si un plugin personnalisé pour After Effects ne serait pas possible". 
Luca : "Nous avons commencé à développer un processus en utilisant un vieux logiciel abandonné des années 2000, qui était totalement brutal et lent, mais c'était le seul logiciel existant pour ce genre de choses. Il avait désespérément besoin de quelques améliorations de fonctionnalité et de qualité de vie. Nous avons découvert que les formules mathématiques permettant de générer des autostéréogrammes étaient disponibles gratuitement en ligne. Hélas, si seulement un génie de l'informatique pouvait les intégrer dans un magnifique plugin After Effects. Nous pourrions alors nous amuser avec ce matériel sans avoir à faire ce gros et affreux aller-retour ! Heureusement, Charles de Motion Boutique était exactement le génie qu'il nous fallait, et le plugin qu'il nous a créé nous a permis de tester des idées et d'itérer très rapidement et facilement, sans quitter After Effects". (Plugin qui sera bientôt disponible en téléchargement)

Luca : "Nous avons commencé par un bon vieux bruit de points aléatoires. Cela fonctionnait, mais c'était ennuyeux à regarder pendant toute la durée de la chanson. Nous avons donc essayé des images plus complexes de visages et d'objets, mais cela devenait trop distrayant une fois que l'on était obligé de regarder l'image 3D en dessous. Nous voulions que la vidéo soit intéressante à deux niveaux - la surface et l'image 3D sous-jacente - il était donc important de résoudre ce problème. Nous avons opté pour une version plus complexe du point aléatoire en utilisant des matériaux texturés plus organiques, et nous les avons fait réagir à la musique de manière surprenante. D'une certaine manière, nous avons vraiment réalisé deux vidéos distinctes, chacune se superposant à l'autre et se nourrissant mutuellement". 
Jared : "La plupart de nos cartes de profondeur, qui sont utilisées pour donner au plugin des informations 3D, ont été créées dans After Effects et en modifiant Unreal Engine pour afficher la profondeur. Nous avons également enregistré la profondeur en temps réel à l'aide d'une Kinect X-Box".
Bon voilà, vous n'avez peut-être pas tout compris dans le détails, mais vous en avez appréhendé le principe, ou la démarche, et c'est ce qui compte

Jared : "Je suis un grand fan des Suuns depuis longtemps, et je mourrais d'envie de faire une vidéo. Luca aussi, donc c'était un vrai plaisir de pouvoir travailler sur quelque chose pour leur nouveau disque". 
Luca : "Leur personnalité sombre, mystifiante, déroutante et misanthrope en tant que groupe n'a pas été abandonnée pendant la collaboration".

Jared : "Il est toujours difficile d'essayer de décrire un processus de création, mais en gros, nous brassons des idées jusqu'à ce que quelque chose nous semble bien. Un ami m'a dit un jour en plaisantant que je n'étais qu'un groupe de reprises, qui prend une idée qui existe et l'élabore ensuite. À un certain moment, je pense que j'avais suffisamment de travaux semi-originaux à mon actif pour pouvoir simplement copier mes propres devoirs. D'une certaine manière, tout le monde commence par essayer de recréer le travail qui l'inspire et puis, lentement, avec le temps, votre propre personnalité se développe. Le travail avec d'autres artistes, ajoute sans cesse de nouvelles épices à la recette. Cela vous oblige à évoluer. Et travailler avec Luca a été formidable à cet égard".
Luca : "Le processus de création ? Des idées abstraites autour d'une sorte de force ou de conflit dans la musique, et des hypothèses sur la façon dont nous pourrions réémettre cette force d'une manière visuelle. Ou, ruminer les potentialités d'une technologie qui nous intéresse, ses bizarreries et son "langage", et imaginer comment l'imprégner de symboles et de relations qui évoquent le morceau. Parfois les deux, et là où ces chemins se rencontrent au milieu, c'est la vidéo
J'essaie de faire de chaque projet quelque chose qui, si je le voyais, me ferait dire "putain de merde". Ça marche généralement, mais même quand ce n'est pas le cas, il n'y a pas de meilleur objectif à avoir. Travailler avec Jared est aussi un plaisir. C'est une machine à idées. Je recommande à tous ceux qui lisent ceci de faire un projet avec lui" !

Jared : "Notre dernière collaboration était pour un autre artiste canadien nommé Andy Shauf, qui est fantastique. Vous pouvez voir notre vidéo pour "Clove Cigarette" qui a également été réalisée dans Unreal Engine en utilisant des nuages de points. Toute la musique d'Andy est fantastique".