On avait découvert avec ravissement cette entreprise de dingue lors d’un pétillant Live magazine à Arles en juillet 2020. Selon le principe du Live magazine, elle racontait, seule sur scène, avec beaucoup d’auto-dérision et de drôlerie, cette entreprise titanesque alors en cours. Elle nous avait beaucoup impressionnés par sa ténacité mais aussi amusés par le recul qu’elle avait sur son fonctionnement obsessionnel.
Barbara Iweins : " Pendant quatre ans, pièce par pièce, tiroir par tiroir, j'ai photographié, indexé et classé toute ma maison. Absolument tout : de la chaussette décousue de ma fille aux Lego de mon fils, en passant par mon vibromasseur, mes anxiolytiques, absolument tout. Ensuite, par un travail de classement encyclopédique, j’ai classifié chaque objet selon son matériau, son degré d’utilisation, sa couleur"…  

Retour à Arles, 4 ans après, le projet est arrivé à bon terme : un livre-catalogue sort et le projet est exposé pendant les Rencontres Photographiques . Avant de feuilleter le livre ou d’aller visiter son site dédié fascinant, il est préférable d’obtenir quelques clés sur l’origine de ce projet très personnel, car en entrant dans "Katalog", on pénètre chez elle en quelque sorte. 
Barbara Iweins : " Dans ce monde chaotique, les objets qui meublent mon intérieur sont quelque part mes référents stables… Ils me protègent
J’aimerais que rien ne bouge jamais, mais ma vie d’adulte en a décidé autrement. Après de très nombreux déménagements et un divorce soudain en 2015, j’ai quitté Amsterdam et suis revenue vivre à Bruxelles avec mes trois enfants sous le bras. 
Désirant plus de stabilité dans ma vie, j'ai ressenti une envie irrésistible de m’enfermer chez moi. J’ai dès lors décidé de repousser les limites du confinement et de ma névrose en me rapprochant encore plus de mes affaires et en les analysant en détails. 
Suivant Kant pour qui "l’objet existe mais ne devient objet constitué que lorsque le sujet lui fait face et le constitue en tant que tel", j’ai décidé d’isoler systématiquement tous les objets de ma maison et d’entreprendre une confrontation avec chacun d’eux au travers de mon objectif photographique. ". 
Une longue et intime aventure d’introspection à but thérapeutique.

Ce qui est déjà sublime au premier abord, c’est la quantité vertigineuse de choses que possède Barbara Iweins. C'est une " gardeuse " bien au-dessus de la moyenne. Et elle a de plus, un goût pour les " belles kitscheries " à sa façon. On est pris du même frisson de plaisir qu’un enfant qui compulse un catalogue de jouets. Et son modus operandi est totalement efficace plastiquement, même les ustensiles les plus usuels sont transcendés, si bien rangés et présentés par matériaux ou couleur, formant de magnifiques planches en camaïeu. 

Le livre qui vient de sortir invite à une visite guidée de la maison qui démarre par l’entrée et se poursuit dans la cuisine, le salon, la chambre de Barbara et celles de ces trois enfants, sans oublier la salle de bain et la cave. Car Barbara Iweins n’a pas seulement photographié 12 795 objets, elle les a aussi analysés
Utilisant un tableur Excel, elle a établi des " statistiques " à sa façon sur cette quantité astronomique, donnant au récit une logique absurde et irrésistible avec de courtes phrases en légende de certaines planches. 
Quelques exemples : " 90 % des gants se perdent dans les deux semaines qui suivent leur acquisition. ", " La somme dépensée pour tous les objets de la maison est estimée à 121 046 €. ", " 37 % des Playmobil de la maison sont chauves. " ou " J’ai la faiblesse de croire que je suis la seule personne au monde à savoir que la couleur dominante de sa maison est le bleu (16 %). ".

De cette " thérapie nécessaire ", elle a imaginé ce vrai livre-catalogue où se dévoile un autoportrait intime, ses possessions bien ordonnées accompagnées de 50 histoires courtes, aussi drôles qu’émouvantes. Ses possessions sont recontextualisés dans sa propre vie avec beaucoup d’humour. Un trench qui rappelle un événement cocasse dans un hôpital triste, une tasse qui évoque un désamour fraternel, un jouet d’enfant qui personnifie le souvenir d’un chien mal aimé, des coques d’iPhone qui révèlent les ruses d’une ado, ou une bouillotte en miettes qui conserve la douleur d’une séparation… 
La satanée puissance mémorielle des objets qui ne manquera pas de résonner chez chacun d’entre nous.

Nous achetons des " choses " pour se distraire, se gratifier, se réconforter. Pour ne pas trop penser. Nous sommes attirés par les biens, la propriété, mais le plus important est d’afficher nos possessions, sur les médias sociaux par exemple. Katalog est aussi une accumulation de questionnements et de critiques sur nos propres comportements d'acheteurs compulsifs
Barbara Iweins : " J’ai déménagé 11 fois dans ma vie… A chaque fois j'étais terrifiée par la quantité de choses que je devais emballer. Cela m’a fait réfléchir à valeur des choses que je possédais et le concept de gratification instantanée".

Dans la catégorie “ce que je sauverais lors d'un incendie” (avec les explications).

Barbara Iweins : " Dans le même ordre d’idée, chaque geste, chaque voyage, chaque achat est dévoilé à la vue de tous sur les réseaux sociaux. On collectionne les "likes" dans l’espoir qu’ils nous rendent heureux. À travers cette quête perpétuelle de reconnaissance, nous recherchons à nouveau ce bonheur factice qui ne comble que de façon éphémère notre sensation de faim". 

Barbara Iweins : " En somme, cette abondance de gratification online est comparable à notre consommation exacerbée. Tous deux nous éloignent pendant un court instant de nos vraies peurs, qui demandent du temps, de l’effort et de la réflexion pour être surmontées. Avec ce constat en tête, je devais faire face, en toute transparence, à la valeur de toutes mes possessions". 

Barbara Iweins : " Katalog est une performance qui m’amène donc, à dévoiler au public tout ce que je possède, sans filtre, sans sélection préalable et en une fois. En somme, l’exposition du soi poussée à son paroxysme".
On espère pour notre part que cette colossale entreprise thérapeutique n'a pas complètement fonctionné, car on est assez fans des névroses de Barbara Iweins. Rendez-vous en Arles !

En bonus de fin et pour vous allécher, l’une des 50 histoires de Katalog : 
" Tes journées sont longues à l’hôpital. Aujourd’hui je décide de te faire une surprise quelque peu osée. Entièrement nue, j’enfile des talons et m’enveloppe dans un trench en daim. En claquant la porte, je glousse intérieurement mais je ne me défile pas. Je prends doucement de l’assurance en marchant le long de l’avenue de Messidor vers l’arrêt du tram. Quand tout à coup je ressens un courant d’air au niveau de mes cuisses. Étrange… Je touche l’arrière du trench et réalise avec horreur qu’il est fendu à partir du haut des cuisses ! Je me balade depuis dix minutes le cul à l’air. C’est tout moi ça ! Même en essayant de me la jouer sexy, je me tape la honte du siècle ".

Exposition aux Rencontres de la Photographie d'Arles.