Photographe Ukrainien avec une longue pratique de documentation de ses compatriotes, Alexander Chekmenev a réalisé une série de portraits puissants et touchants qui dit beaucoup sur la guerre que vit son pays en ce moment. Il est allé à la rencontre de citoyennes et citoyens de Kyiv dont la vie - comme la sienne - a basculé. Il a décidé de les faire poser dignement dans leurs abris et de recueillir leurs récits d'un quotidien dévasté et imprévisible. Cette série en cours est actuellement exposée par Galerie nomade Alexandra De Viveiros à la galerie Omnius, à Arles.
Depuis plus de trente ans, Alexander Chekmenev 52 ans, photographe documentaire et de portraits, construit une chronique visuelle de la vie post-soviétique à travers tout son pays, l’Ukraine. Il documente la vie quotidienne de ceux que la société ignore et exclut souvent, comme les gens vivant dans la rue ou dans la précarité (les projets Street people (ici), 1994-1999 ; Passport (ici), 1995 ; Donbass (ici) 1004-2011). Il ne se considère pas comme un journaliste, plutôt comme un documentariste qui a une grande habitude de s’adresser aux gens en difficulté, d’établir des liens, d’écouter les histoires, et même d’entretenir des liens durables de soutien. Donc il capture des images mais recueille aussi des histoires qui viennent constituer un ensemble qui dit beaucoup sur ce que vivent les Ukrainiens.
Dans Citizens of Kyiv, Alexander Chekmenev a mis en image sa façon à lui de résister à l’attaque, témoignant du courage, du désespoir et de l'esprit combatif de gens ordinaires. Lui-même a choisi de rester. Il s'est senti obligé de travailler dans la tension et le risque après avoir mis sa famille à l’abri. Dans le cadre d'une mission pour le New York Times Magazine il est parti en quête de ceux qui, comme lui, sont restés sur place. Muni d'un appareil photo Pentax moyen format, un équipement un peu lourd, peu maniable, plutôt utilisé pour la photographie de pub ou de mode. Les rendez-vous qu’il s’est donné avec les gens en prenant le temps et le matériel employé ont donné ce résultat très pictural, rappelant plutôt les maitres flamands de la peinture que la photographie de guerre. Ses sujets, bien que photographiés au moment le plus dévastateur de leur vie, dégagent dignité, douceur et détermination.
Chaque portrait est accompagné d'une histoire personnelle, aussi importante que la photographie elle-même. Les gens rencontrés par Alexander Chekmenev racontent cette question commune angoissante face à la menace : choisir où dormir. Chez soi ? Changer de quartier ? Sous terre ? Chaque jour pouvait demander une reconsidération.
Une deuxième question récurrente était : comment participer à la résistance ? Rassemblés, textes et photographies forment un " catalogue " de la résistance personnelle, au niveau de la rue, dans une communauté façonnée par une menace existentielle.
Voici quelques exemples de ces portraits accompagnés de témoignages, en attendant - espérons-le - un livre.
Anna Malinina, 30 ans, répétitrice d'anglais pour enfants, a été forcée de s’installer sur un quai de métro. Réveillée le matin de l'invasion russe par le son des explosions, elle a rassemblé quelques affaires dans un sac et est sortie à la rencontre d’un ami. Quand elle est revenue à l'appartement, le propriétaire avait pris la fuite et verrouillé les trois serrures d’entrée. Anna Malinina n’avait la clé que d’une seule. Le propriétaire était injoignable. " Je me suis retrouvée à la rue ", raconte-t-elle. Chaque jour, elle quitte la station de métro pour environ une demi-heure. Elle explique : " Presque tout est fermé dans le coin. " Mais il y a un magasin où l’on trouve des produits d’alimentation, alors elle y va. Il fait froid la nuit, sur le quai du métro. " Très, très froid. C’est presque comme si on était dehors. " Le 16 mars, Kyiv étant sous couvre-feu pour toute la journée, il était formellement interdit de remonter à la surface. " Les gens sont en bas depuis des jours. " a-t-elle dit, peu après la tombée de la nuit.
Taras Kobliuk, 33 ans, et Nina Savenko, 33 ans, forment un couple d’artistes. Ils travaillent ensemble dans le domaine de la lithographie. Quand la guerre a commencé, ils avaient de l'argent de côté et se sentaient en forme. Nina Savenko explique : " On a décidé de mettre nos forces au service de notre ville. " Ils ont confié Maia, leur fille de 7 ans, à ses grands-parents, qui ont été évacués vers Lviv, à l'ouest de l'Ukraine. Ils sont alors entrés dans un groupe qui collecte des médicaments et les livre à vélo ou en voiture. Mais les queues se sont allongées devant les pharmacies et les stocks de certains produits se sont épuisés. " Nous avons passé deux jours à chercher le médicament indispensable à un enfant atteint d'épilepsie ", dit Taras. Le jour, ils travaillent tous les deux en plein air. Ils se déplacent dans Kyiv, prenant le risque de se retrouver sous le feu d’une frappe aérienne, d’un tir d'artillerie ou de roquettes. La nuit ils dorment sous une petite tente dans un parking souterrain. Au début, ils vivaient au niveau moins 2. Puis ils sont montés au niveau moins 1, pourtant plus proche de l'artillerie et de l'espace aérien. " Nous devenons plus courageux ", dit Nina Savenko.
Au début de l'assaut russe sur Kyiv, une bombe a atterri sur une voiture garée à côté de l'immeuble où vivait Natalia Dolinska. Les éclats d'obus et le feu ont détruit sept véhicules. Natalia, 35 ans, directrice de succursale dans une société financière, a été épargnée. Elle avait déménagé juste avant l'attaque. Son entreprise ayant fermé ses portes au moment de l'invasion russe, elle n’avait rien à faire de ses journées. Elle a donc rejoint une cuisine de campagne et travaille aujourd’hui à tour de rôle avec d'autres volontaires pour rassembler des denrées alimentaires ou préparer à manger. Dans ce portrait, les flammes qui sont derrière elle viennent des fours à ciel ouvert, qui permettent de nourrir des milliers de voisins. Sa maison étant quasiment détruite, son travail au point mort, et les forces russes en train de tenter d'encercler la capitale, Natalia Dolinska parle avec dégoût de la propagande du Kremlin qui affirme que l'armée russe arrive pour sauver l'Ukraine : " Nous n'avons pas besoin d'être sauvés. Nous allions très bien sans vous. "
La guerre avec la Russie a divisé la famille de Valeria Ganich, 58 ans, avant même la dernière invasion. Sa fille aînée vit à Donetsk, où les séparatistes soutenus par le Kremlin se battent depuis 2014. Elle croit ce que disent les médias gouvernementaux russes. Valeria Ganich affirme que sa fille n'est pas pro-Poutine, mais qu’elle soutient la Russie et pense que la guerre ne se déroule pas telle que le vit sa mère. Valeria Ganich dit : " C'est juste du lavage de cerveau. Elle ne comprend pas. " Elle-même est née en Russie, à Oufa, mais elle vit depuis longtemps en Ukraine, où elle travaille comme caissière de supermarché. Elle a aussi écrit des scénarios. Souffrant d'une maladie cardiaque, elle se sent trop faible pour quitter et revenir dans son appartement à chaque fois que les sirènes des raids aériens retentissent. Elle est donc installée depuis des semaines dans une station de métro. Contrainte à vivre sous terre, elle parle avec détestation de l'armée d'invasion : " Ils sont inhumains. Ce n'est pas comme ça qu’on se comporte. " Et elle est sombre quand elle parle des armées occidentales : " L'OTAN se planque derrière les corps des soldats et des civils ukrainiens. "
Sous-chef de cuisine et serveuse dans un restaurant Pizza Sushi 33 jusqu'à fin février, Kateryna Hryshchenko, 23 ans, était également championne de bodybuilding et ancienne meneuse de basket. Elle s'est présentée dans un centre de recrutement militaire un peu plus de 12 heures après l'invasion russe, ce délai étant uniquement dû au fait qu’elle ne retrouvait pas son passeport. À 22 heures, elle était incorporée dans les Forces de Défense territoriale. Elle raconte : " Dans les premiers jours, j’ai été affectée aux mêmes tâches que les garçons. Je creusais des tranchées et je transportais des sacs de sable. " Elle a ensuite été déplacée à la logistique, elle organisait notamment des repas pour les soldats et essayait de trouver des gilets pare-balles et des appareils infrarouges, tout en se confrontant à la pénurie de ce type d’équipements dans la ville. Trois semaines après le début de la guerre, Kateryna n’a toujours pas dit grand-chose de son parcours sportif : " La majorité des garçons ne connaissent pas mon passé. " Elle s'attend à ce que les prochains mois soient une épreuve : " Je ne sais pas ce qui va se passer. Le cercle se referme. Nos habitants et nos villes meurent peu à peu. "
L'avenir des citoyens et citoyennes de Kyiv est changeant et sombre. Ils ne peuvent plus prévoir où ils pourraient se trouver à la tombée de la nuit, encore moins demain ou dans une semaine. Le futur n’existe plus. L'interrogation collective sur ce qui pourrait se passer ensuite est à la fois impitoyable et vaine. Ce qui existait, au moment où Alexander Chekmenev a rencontré les habitants de Kyiv était juste le présent, il les a figés là où ils étaient et tels qu'ils étaient.
" Citizens of Kyiv ", par Alexander Chekmenev.
Du 5 au 31 Juillet 2022 par la Galerie nomade Alexandra De Viveiros.
À la Galerie Omnius 1 Rue Vauban, 13200, Arles.
Une exposition portée par Dmitry Ermakov, photographe correspondant du New York Times à Paris, et coréalisée avec Kultur Aktiv (Allemagne) en collaboration avec le centre Ta(r)dino 6 Art Platform (Azerbaijan) ainsi qu’IZOLYATSIA Platform for Cultural Initiatives (Ukraine).