Passée du rôle de mannequin - objet hyper-sexualisé sous le regard masculin - à photographe de nu, Mathilde Biron livre une photographie intime et bienveillante, qui tente de soigner les rapports pas toujours évidents que l’on entretient avec le corps et de mettre tous les genres sur un même pied d’égalité par un regard neutre et juste. C’est sa photo-thérapie.
Le “female gaze”, ou regard féminin, est une théorie féministe développée dans le milieu du cinéma, qui consiste en une façon de filmer les femmes sans en faire des objets, de partager la singularité des expériences féminines avec tous les spectateurs, quel que soit leur genre, et renouveler notre manière de désirer en regardant sans voyeurisme. Et, plus largement, c’est l’idée de placer (enfin) le regard féminin au premier plan, et ce dans tous les domaines. Ainsi, le magazine Gaze, la revue des regards féminins, entièrement pensé par des femmes et personnes non binaires, naît en 2020 avec ce manifeste puissant : « Nos imaginaires ont si longtemps été forgés par la perspective masculine qu’ils ont un besoin brûlant d’alternatives ! »
Pendant des siècles, dans la peinture et la photographie, les femmes ont été représentées quasi exclusivement par des hommes, des hommes qui voyaient en elles des objets à leur service, de la chair fraîche qui se devait d’être toujours désirable. Aujourd’hui, les femmes reprennent enfin le contrôle de leur image, et livrent leur propre représentation de leur corps et de leur sexualité, comme dans le superbe Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. C’est de ça dont on a parlé avec Mathilde Biron, dont les livres photos s’intitulent respectivement Ne sois pas vulgaire et Si ton père te voyait, de ce que ça change quand c’est une femme qui photographie le corps des femmes, le nu, l’acte sexuel. Mathilde, aujourd’hui 25 ans, a commencé sa carrière comme modèle, soumise au regard des hommes, lui faisant perdre sa confiance en elle. Et aujourd’hui elle est passée derrière l’objectif pour reprendre le contrôle.
Mathilde Biron : " J’ai fait du mannequinat de 18 à 22 ans, et j’ai surtout travaillé pour des photographes hommes. Très vite, on m’a mis dans la catégorie lingerie, maillots de bain, j’avais un corps qui s’y prêtait. Et je me suis sentie très sexualisée et objectivée dans la manière dont on me prenait en photo. À côté, j’ai toujours fait un peu de photo, pour m’amuser. Je sortais pas mal, et j’adorais photographier en soirée mes copines et copains. On s’amusait avec les attitudes, le corps, mais pas du tout dans cette approche de sexualisation commerciale. Pendant mes études artistiques, je réfléchissais à mon sujet de fin d’études, et du coup à travailler beaucoup par rapport à mes expériences personnelles (j’avais perdu pas mal confiance en moi et mon corps à cette époque-là). C’est comme ça que j’ai commencé l’autoportrait, vers 22 ans, en tournant un peu en ridicule ces attitudes sexualisées. J’ai pas mal travaillé autour des applis de rencontres par exemple. "
Mathilde Biron : " J’ai démarré par des autoportraits car ils constituaient une bonne jonction entre le mannequinat et la photographie. Beaucoup de gens m’ont d’abord suivie sur les réseaux en tant que mannequin, et ils aimaient bien mon image, et la manière dont je la réinterprétais. Mes premiers autoportraits, c'était lors d’une relation à distance, j'adorais envoyer des photos. C’est ce qui m’a donné envie de créer cette série avec des sextos. Aujourd’hui, j’ai plein de séries en tête, que je teste d’abord avec mon corps afin de voir si c’est une bonne idée ou non. "
Mathilde Biron : " J’ai débuté par l’argentique tout simplement parce que dans mon école on avait un labo, et j'adorais le développement des images. En plus, pour moi qui ai tendance à tout perdre, un appareil jetable n’était pas un gros coût financier, et je pouvais l’emmener partout. Ensuite j’ai acheté un premier petit appareil automatique, puis des appareils plus beaux, et j’ai appris le noir et blanc, plus difficile en traitement. L'authenticité de l'argentique je trouve ça génial, comparativement au numérique. Je l’ai bien vu en étant mannequin, on me photographiait dans la même pause cent fois, c’était pour une image commerciale. Pour moi, chaque photo argentique doit être réfléchie et composée. C’est une manière totalement différente de voir l’image, un temps différent de shooting, on sait qu’on a un nombre de pellicules défini, donc on réfléchit vraiment la photographie. "
Mathilde Biron : " J’étais vraiment fascinée par le travail de Francesca Woodman, qui a fait énormément d’autoportraits. Ainsi que les photographes comme Araki, Ren Hang dont j’adore les compositions, le traitement de la couleur. En plus transgressif, j’aime beaucoup ce que font Larry Clark et Nan Goldin. Et même s’il est très controversé, j’aime aussi le travail d’Helmut Newton. "
Mathilde Biron : " J’essaie toujours d’avoir un regard bienveillant, je sais que c’est bête, dit comme ça, mais c’est quelque chose qu’on m’a beaucoup dit pour mes derniers projets. J’essaie surtout de poser un regard non-genré, un regard équitable, que ce soit avec une personne de 22 ans très jolie ou un homme de 50 ans qui a un handicap. Je veux vraiment traiter les sujets de la même manière et rendre beau le corps tel qu’il est. Je veux qu’ils se sentent beaux, soient contents des images, et qu’en les revoyant dans quelques années ils se rappellent avoir fait ça et que ça leur a donné confiance. Pour leur permettre de reprendre le pouvoir sur leur image, accepter leur corps. J’utilise le plus possible de la lumière naturelle, toujours dans un environnement très simple, je joue juste avec les contrastes. Je trouve ça trop intimidant d’avoir des tonnes de flashes qui vont se déclencher. Rien ne doit déconcentrer de l’objectif premier de cette séance photo. "
Mathilde Biron : " Je veux montrer que le nu n’est pas forcément sexuel. J’ai beaucoup travaillé là-dessus, sur l’idée qu’un corps est un corps, et sur comment revaloriser l’image qu’on en a, loin de la sexualisation que les marques en font. "
On en arrive à poser à Mathilde cette fameuse question du regard, qu’est-ce que ça change alors d’être une femme qui photographie les femmes ?
Mathilde Biron : " Je pense que l’approche est complètement différente. C’est marrant, je me suis posé cette question récemment, de ce que ça m’avait fait la première fois que j’ai été photographiée par une femme. Pour une fois, je ne me suis pas sentie déshabillée. Dès qu’on se met nue face à un homme il y a forcément cette gêne, ce truc de séduction, et on se dit qu’il va nous regarder, nous sexualiser. Là où face à une femme je me sentais dans un vrai rapport d’égales. "
Mathilde Biron : " Pour une série de mon deuxième livre, Si ton père te voyait, j’allais, juste après le covid, dans l’intimité de plein de femmes qui n’étaient pas modèles, je voulais photographier des femmes de plein de milieux différents. Et je m'invitais chez elles. Je propose toujours aux modèles de prendre un café à l’extérieur avant, et il y a toujours un appel téléphonique en amont pour que je m’explique. Ce qui m’intéresse en fait, c’est de m’effacer, qu’on fasse quelques portraits vraiment comme si elles faisaient leur vie, et d’autres où l’on joue plus, avec quelques tenues et accessoires que je leur demande de préparer. J’ai toujours un petit moodboard, mais l’idée c’est vraiment qu’elles mettent la musique qu’elles aiment pour se sentir à l’aise, danser un peu. En gardant en tête l’idée de montrer vraiment qui elles sont, ce qu’elles ont envie d’être… "
Mathilde Biron : " Comme job alimentaire, j’ai travaillé avec une agence de mannequins hommes, mais ils me demandaient juste d’avoir une sensibilité différente d’un photographe homme. Ils ont l’impression que les hommes se laisseront plus attendrir, et que du coup les photos vont être autre chose. C’est fascinant de voir comment le rapport des genres est encore très présent dans la photographie. Je suis aussi photographe d’architecture professionnellement, mais je travaille le plus souvent avec des femmes, et je trouve ça plus sain. Je pense qu’il y a vraiment ce truc de sororité depuis quelques années."
Mathilde Biron : " J’ai mis plusieurs années à aller vers la photo masculine. J’avais toujours besoin qu’ils fassent partie de mon intimité, pour prendre les hommes en photo et être à l’aise. Quand j’ai fait Histoire de corps, c’était vraiment aussi la volonté de me dire que j’allais réussir à photographier des hommes nus. Et c’est toujours un peu plus délicat qu’avec une femme, je n’ai pas de studio donc je shoote de chez moi, je fais venir un homme, je lui dis de se dénuder... Mais mon regard a beaucoup évolué et je suis très sereine aujourd'hui pour photographier un homme. "
Une des séries les plus touchantes réalisée par Mathilde est peut-être justement cette Histoire de corps. Sur un même fond gris très sobre, avec toujours la même lumière, elle photographie des corps de tous les genres, de tous les âges exactement de la même manière, avec son regard doux et bienveillant.
Mathilde Biron : " Histoire de corps, c’est un projet que je conduis depuis un peu plus d’un an sur l’état du corps, seulement sur un mètre cinquante de tissu gris, face à une lumière constante et l’appareil. On commence le shooting en culotte au début, pour se mettre en confiance, mais l’idée est quand même de finir nu, et là je ne dirige plus du tout. Je veux vraiment que ça soit une expérience pour la personne. Il y a plein de gens qui sont un peu embarrassés, qui ne savent pas quoi faire de leur corps, mais c’est l'idée. Je veux qu’ils viennent avec une phrase en tête : " Pourquoi ils ont voulu faire cette série photo, et qu’est-ce que ça va leur apporter ". On met de la musique, on discute, il y en a avec qui je discute beaucoup, d’autres très peu. Vraiment selon les besoins de la personne. Mais l’idée est que l’appareil, ils en fassent ce qu’ils veulent, et que moi je sois juste là pour accompagner. Je vois ça un peu comme de la photo-thérapie : se confronter à son corps face à un appareil. "
Mathilde est aussi descendue dans les tréfonds de Paris, photographiant des jeunes gens nus, gambadant dans les catacombes à la lueur des bougies, entre poésie et mysticisme.
Mathilde Biron : " J’ai un copain journaliste avec qui on adore aller faire des photos là où on ne s’y attend pas. Il m’avait proposé d’aller dans les cavernes pour vivre cette expérience. Et on a fait des images parce que je me suis dit que c’était des images qu’on verrait rarement. Peu de gens vont aller à poil dans une caverne avec des bougies. Il y avait aussi de la sororité, ce côté un peu sorcières que je voulais mettre en avant dans la série. "
Mathilde Biron : " La série qui me représente le plus, c’est peut-être In Bed, c’est la plus connue. Quand tu traites de l’intime des gens, forcément c’est très fort. Mais toutes les photos intimes de mes ami.es, que j’appelle mes diaries, sont vraiment moi. Je commence à vieillir, à rentrer un peu dans les rangs, donc quand je revois ces images je me dis "qu'est ce qu’on était fous", c’était génial !"
Mathilde Biron : " La photo m’a permis de me réapproprier mon corps, c’est sûr, de le voir comme il est. Après, comme la plupart des femmes j’ai un rapport complexe avec mon corps. Il y a des phases où ça va très bien, où j’ai repris confiance, mais de là à me dire que tout va bien, c’est plus difficile. "
Quand on est une femme photographe dans un monde patriarcal, et qu’en plus on " ose " photographier la sexualité, il y a évidemment toujours des gens pour commenter, critiquer, taxer ce travail de " vulgaire ". Sur les réseaux, Mathilde a déjà vu son compte Instagram être suspendu suite à des signalements et a même été obligée de supprimer un tiers de ses images diffusées sur la plateforme.
Mathilde Biron : " J’ai l’impression d’être un peu sortie de ces problèmes, parce qu’avec toute la censure sur Instagram, je ne montre finalement plus tellement mes images de nus. Pour moi, c’est vraiment le regard, plus que le sujet, qui va dire si la photo est vulgaire ou non. Même mon propre regard a mûri, quand je regarde des photos d’il y a six ou sept ans il y en a certaines que je ne qualifierais pas de vulgaire, mais où je me demande un peu à quoi ça servait de photographier les choses comme ça, de manière si sexuelle. Je pense qu’on a chacun notre échelle de moralité, donc le plus souvent je laisse les gens parler. Quand mes livres sont sortis, un mec s’est amusé à écrire le même commentaire sur tous les sites où ils étaient vendus, en disant : "autant imprimer du porno dans un classeur, ça coûterait moins cher. "
Au mois de juillet dernier, Mathilde Biron participait justement à une exposition à l’espace Kilomètre 25 à Paris, « Close de non-confidentialité » où, accompagnée de deux autres photographes, elles imaginaient un monde hors patriarcat, loin de la censure d’Instagram, de la domination masculine, où elles pouvaient ainsi exposer librement toutes les photos de leur choix. Pour l’accompagner, sa copine Béatrice aka Studio Louche (ici), et ses " super girls ", dont Mathilde nous recommande le travail avec enthousiasme. Le parcours de Mathilde Biron m'a rappelé celui de Lee Miller, muse de Man Ray, exposée lors des Rencontres d’Arles cette année, elle aussi passée de mannequin pour Vogue sous le regard d’Edward Steichen ou de George Hoyningen-Huene, à photographe de mode et portraitiste. Lee Miller (ici) qui, à travers ses images de mode, a contribué à transmettre une autre vision de la femme en mouvement, plus dynamique, et qui photographia aussi les femmes au travail dans les usines pendant la seconde guerre mondiale.