L’été dernier, au moment où je découvre le travail de Manon Boyer à Arles, je suis en train de dévorer le premier roman d’Agnès Mascarou, Laisse tomber la nuit, une plongée poétique dans le milieu du drag parisien. Les images de Manon donnent corps aux mots d’Agnès. Deux villes différentes, mais le même monde, la même liberté criante d’être qui l’on veut, de jouer avec les codes, de s’amuser. Les deux artistes de 29 ans appartiennent à cette jeune génération pour qui le genre n’est plus un sujet. C’est ce qu’incarnent les photographies de Manon Boyer, cette libération du regard. Homme, femme, trans, non-binaire, ce n’est pas l’important. En s'habillant chaque soir d'une autre peau, les drag-queens se réinventent loin des normes imposées de la binarité. Le milieu drag et sa furieuse liberté revendiquée intéressent de plus en plus, notamment la jeunesse, il n’y a qu’à voir l'engouement suscité par l’adaptation française du show mondial RuPaul’s Drag Race : 2,4 millions de vidéos visionnées sur la plateforme France.tv et 7 millions de téléspectateur.ices sur France 2.

Je ne résiste pas à l’envie de vous offrir un extrait du roman Laisse tomber la nuit, avant de laisser Manon Boyer nous confier ses souvenirs du milieu drag-queen new-yorkais. " Maxime et Lou sont drag-queens. Il m’explique la différence entre les travestis, qui s’habillent comme des femmes, et les drag-queens, qui mettent en scène une féminité exacerbée à travers une sorte de double qui revient à chacune de leurs apparitions sur scène. Lou devient Vanilla Vicious. Maxime devient Mina. Et leur personnage, leur drag comme ils disent, a une personnalité propre, parfois radicalement distincte de la leur. Mina est une "version plus pute de Marlene Dietrich, genre je t'empoisonne d’une main en te caressant de l’autre", alors que lui-même est d’une gentillesse "tout ce qu'il y a de plus banal", tandis que selon Lou, Vanilla Vicious, "c’est juste moi en plus bonne !" Adore me raconte la fascination que provoquent en lui leurs récits, cette liberté de s’inventer, de jouer avec les codes. "

Vivien - Première rencontre

Manon Boyer : " J’ai plongé dans le milieu du drag new-yorkais à travers deux drag-queens, Vivien Gabor et Anà Valbanana. Lorsque j’ai commencé à préparer le projet, j’ai contacté Vivien depuis la France pour savoir si elle serait intéressée pour le réaliser avec moi, et elle m’a très vite dit oui. Je me suis alors lancée et je suis partie à New York. Lors de mon premier jour sur place, j’ai retrouvé Vivien à un show auquel elle participait dans un club, le Rosemont. Je l’ai alors vue pour la première fois sur scène, dans son interprétation du Clown, avec un maquillage et une tenue absolument incroyables sous les lumières du club. J’étais absolument fascinée par sa prestance et par la force des couleurs qui brillaient à travers la nuit. Quelques instants plus tard, j’ai découvert une autre Queen, assise, en train de répéter, je l’ai prise en photo, elle m’a vue et s’est mise à poser instantanément. Quelque chose s’est passé entre nous. Après quelques minutes, je lui ai proposé de faire le projet avec moi, et elle a accepté tout de suite, ravie. J’ai réalisé un portrait d’elle sous les lumières de la sortie de secours, devant les toilettes et j’ai compris que nous étions faites pour nous entendre, elle brillait à travers l’objectif, c'était le début de notre aventure. J'avais rencontré Anà. "

Anà - Première rencontre

Manon Boyer : " Anà c’est aussi Dany, un garçon extrêmement sensible et généreux qui pense bien souvent plus aux autres qu’à lui. Anà, elle, est plus extravagante et revendique être une Queen “peace and love ”, c’est le message qu’elle veut faire passer. Elle voue une importance immense à l’astrologie et se laisse guider par les cartes. Elle se considère un peu comme une sorcière bienveillante. Dany travaille dans le social, et, comme Anà, se donne pour mission d’aider les autres et de diffuser un message d’amour. C’est ce que j’ai aimé chez lui, tout cet amour qu’il avait à partager. À mes yeux Anà a été un peu le commencement et la fin de mon immersion au sein des drag-queens, c’est avec sa rencontre que tout a réellement commencé et c’est à la fin de To The Bone” que j’ai eu l’impression d’être allée au bout du sujet. Under your skin a été une plongée dans le milieu drag, que j’ai évidemment faite au côté d'Anà, et To The Bone en a été le point final. Le titre, signifiant " jusqu’à l’os ", était d’ailleurs très important. J'ai essayé d’aller au bout en racontant l’histoire de l’une d’entre elle en entier, intimement, avec des événements marquants. Parler du développement d’un seul corps dans le milieu du drag, à travers une histoire et donc une intimité beaucoup plus profonde. Ajoutés aux images, les textes rédigés par Anà ont, à mon sens, donné un bout de réalité nécessaire et une authenticité particulière à ce deuxième projet. "

To The Bone

Manon Boyer : " En tout, j’ai passé un an et demi à réaliser le projet, entre la première et la dernière image. J’ai fait beaucoup d’allers-retours entre la France et New York, et j’ai dû passer entre 5 et 6 mois sur place, tout en gardant un contact constant avec le milieu, évidemment. Me faire accepter a été relativement simple, les drag-queens sont très ouvertes, constamment en recherche de représentations, un appareil photo c’est du pain béni pour elles. Lorsque je demandais l’autorisation pour prendre des images dans les show, on m’a souvent répondu "you HAVE to take some pictures!". Même dans les vestiaires les gens posaient pour moi, c’était même un peu le problème, je voulais de l’authenticité, et l’objectif captait toujours leur attention, j’ai donc dû revenir plusieurs fois au même endroit pour me faire oublier et finir par passer inaperçue. "

Anà

Manon Boyer : " Avec Anà ça a toujours été différent, on est devenues proches très rapidement, elle avait une envie dingue de partager son histoire et moi j’étais là pour ça. Je pense qu’elle avait autant besoin de moi que j’avais besoin d’elle. La série avec elle est donc sur le long terme, on a eu besoin de plus de temps pour se connaître et pour raconter son histoire à deux. Mais je ne sais pas si j’ai eu à gagner sa confiance, je pense qu’elle me l’a offerte délibérément et moi j’ai dû faire en sorte de la garder. "

Vivien chez elle

Manon Boyer : " Pour Under your skin, j’ai utilisé mon Canon 5D mark III avec quasiment exclusivement mon 24-70mm, clairement pas le meilleur attirail pour passer inaperçue. En plus à l’époque mon objectif n’ouvrait qu'à 4, encore plus compliqué pour faire des images de nuit ! Mais je le connais bien et j’ai énormément travaillé avec les lumières des clubs, même si parfois ça m’a clairement posé des problèmes. Me rendre discrète, a finalement été plus une attitude, je revenais beaucoup aux mêmes endroits en me faisant toute petite, les gens ont donc fini par s’habituer à voir une fille avec un gros appareil photo cachée dans les recoins. C’est un monde très coloré, et cela m’a permis de produire des images joyeuses, où le corps comme outil de transformation est glorifié et mis en valeur par les couleurs. "

Manon Boyer : " J’ai toujours été attirée par les questions d’identité, sans qu’il n’y ait eu d’événements particuliers dans ma vie qui m'ont fait m’intéresser à ce sujet. Je pense simplement que je suis fascinée par les gens différents, qui arrivent à comprendre qui ils sont, peu importent les normes établies. Mon intention pour aborder ce travail a toujours été de me focaliser sur le corps, et pas particulièrement sur les drag-queens. De par mon intérêt pour la transformation du corps, j’ai également parlé des body builder, des mini-miss ou encore les bébés Reborn à travers différentes séries. J’espère donc que rentrer dans l'univers du drag par le prisme du corps amène quelque chose de différent et montre avant tout comment les drag-queens se transforment plutôt que simplement documenter leur vie. Le titre de la série est d’ailleurs très important pour moi : Under your skin a un écho très charnel. Rester focalisée sur le corps et cette idée que la peau n’est qu’une enveloppe que l'on peut façonner à notre guise. "

Manon Boyer : " Exposer à la Fondation Manuel Rivera Ortiz aux rencontres d’Arles cet été a été une incroyable expérience. J'ai enfin pu montrer Under your skindans des super conditions, et plus de 40 000 personnes ont vu l’exposition. Le fait d'y présenter ce projet précis est une joie encore plus immense, car c'est un projet sur le long terme que j'ai monté et réalisé seule et qui m'a demandé énormément d'investissement. C’était mon premier travail après mon diplôme, sur les sujets du corps et du genre. Je n'aurais donc pas pu imaginer meilleur endroit pour le présenter. "

Manon Boyer : " La rencontre avec le public a été tellement enrichissante, j’ai particulièrement apprécié la démarche des Rencontres d'organiser ce qu'ils appellent la « Rentrée en image ». Ils permettent alors aux classes de primaires, collèges et lycées de venir voir les expositions du festival en assistant à des visites guidées. Le message d'Under your skin est de désacraliser l'entité des corps masculins et féminins, parler de ce sujet aux nouvelles générations est donc essentiel et c'est pourquoi j'ai été très touchée par cette initiative et j'espère avoir pu laisser une petite graine dans certains esprits, qui leur rappelle que chaque corps est libre et unique et que personne ne peut vous dire le contraire. "

Desmond is Amazing

Manon Boyer : " Outre la rencontre avec Anà, j’ai aussi rencontré Desmond is Amazing, un drag-kid. Un jeune garçon de 11 ans à l’époque, qui faisait déjà du drag depuis plusieurs années. J’avais énormément entendu parler de lui car il était déjà assez célèbre pour s’être revendiqué drag-queen et gay à l’âge de 8 ans. Il avait déjà participé à de grands défilés de mode, rencontré Rupaul plusieurs fois, et même été l’égérie de Converse. Aux États-Unis c’était évidemment très controversé et il était donc adulé autant qu’harcelé. J’avais furieusement envie d'entendre son histoire. On s’est retrouvés à Coney Island, son endroit préféré, pour quelques images. Ses parents étaient évidemment présents, et nous avons passé autant de temps à faire des images qu’à s’amuser dans les manèges. J’ai alors pu découvrir Desmond is Amazing, avec son aisance incroyable devant l’objectif, ainsi que Desmond Napoles, loin des caméras dans son ensemble bleu couvert de motifs de glaces. Un petit garçon comme les autres, plein de vie et curieux de ce qui l’entoure. Je l’ai vu interagir avec des enfants de son âge qui le questionnaient sur le gloss qu’il portait, et j’ai été aussi témoin de ses réactions face à des fans plus âgés que lui venant lui témoigner leur soutien. J’ai également beaucoup discuté avec ses parents et j’ai entendu les souffrances que cette famille a vécues pour avoir laissé leur petit garçon s’exprimer. Je l’ai rencontré à nouveau l’année suivante pour de nouvelles images et sa maturité a continué de m’impressionner, et il est très probable que je concentre un projet sur lui exclusivement. Il a maintenant 15 ans et cette adolescence, moment charnière, pourrait être le bon moment. Lui et sa famille sont partants, alors il n’y a plus qu’à foncer, j’imagine ! "

Desmond is Amazing

Manon Boyer : " L’idée de ce projet est à 100% de désacraliser l’entité du corps féminin et du corps masculin. C’est un regard sans genre, sans catégorisation, un regard libre qui donne la liberté au corps regardé d’être qui il veut. Et ce que je retiens de cette expérience est d’abord la richesse des rencontres, cela m’a permis d’apprendre énormément sur moi et sur les autres. J’ai été apaisée de voir que des gens peuvent vivre en communion avec leur corps et le célébrer chaque jour. Ça me donne de l’espoir pour un vivre ensemble meilleur pour les futures générations qui, je l’espère, n’auront plus à se poser les mêmes questions et n’auront pas les mêmes combats. Ça me donne un espoir, aussi mince soit-il, sur le monde que nous laisserons derrière nous. " 
Avec les images et les mots de Manon Boyer, rêvons, et, plus important encore, œuvrons par l’art, la politique, le langage, au monde de demain. 
Un monde dans lequel les prochaines générations n’auront plus à se cantonner à un genre binaire et pourront grandir en se définissant par des personnalités aussi multiples que fantastiques.