Sachez qu’il est indispensable pour votre culture de faire régulièrement un tour dans le mashup, la discipline qui mixe diaboliquement les films et les musiques, ce genre maintenant hyper reconnu né dans l’internet. Les adeptes les plus acharnés ont pu même fréquenter début octobre le festival qui lui est dédié. Aujourd’hui cette excursion dans le mashup option cinéma offrira (au minimum) deux plaisirs, d’abord celui de revisiter sa propre mémoire cinématographique en se triturant le cerveau pour reconnaitre les bribes de films différents imbriqués ensemble, et en deuxième lieu, d’être bluffé par le travail de ces réalisateurs d’un nouveau genre, orfèvres en mélanges impossibles, abolisseurs du temps et de l’espace tant ils imbriquent des scènes d‘époques et de genre différents. Et rapidement, vous ne chercherez plus à reconnaitre les extraits, vous vous laisserez embarquer dans leur montage, car ils auront réussi.
Dans ce post, deux français parmi les maitres de la discipline auront voix au chapitre, Fabrice Mathieu et aussi Antonio Maria da Silva. Vous aurez le bonheur de (re)voir (presque) tous les mashups de Fabrice Mathieu, le "Mashupeur Noir", accompagnés d’un bel éclairage sur sa façon de procéder car il a accepté de nous raconter de façon très complète sa pratique de grand mixeur cinématographique. En fin de post, il a eu besoin d’évoquer celui qui lui a donné envie de persévérer, son "collègue" Antonio Maria Da Silva, une sacrée pointure dans le domaine. Ce qui vous donnera une bonne raison de (re)voir le génial "Hell’s Club". Entre temps nous aurons fait même un crochet dans l’art contemporain puisqu’il nous causera de "The Clock" de Christian Marclay, un film/installation de 24 heures de durée, lui aussi un mashup dans son genre.
Bon, et bien, vous voilà partis pour une visite de grand luxe dans la mashup culture avec comme guide Fabrice Mathieu, ça ne se refuse pas.
Commençons bille en tête par la fin, "the End", son dernier en date, un mashup conçu pendant le confinement et publié à la réouverture en mai 2021.
Fabrice : "L’idée de départ de "the End" est née pendant le confinement. J’y ai vu un parallèle intéressant entre ces images et la situation que nous avons traversé. Le cinéma n’y a pas échappé avec l’arrêt complet des productions et la fermeture des salles. J’ai trouvé amusant de montrer que les personnages de fiction eux aussi tournaient en rond dans leurs propres films, et qu’ils avaient vécu les mêmes choses que nous : l’attente, l’angoisse, l’enfermement, les occupations comme la cuisine, la lecture, l’écriture, les activités physiques à faire chez soi"…
Fabrice : "J’ai toujours été fasciné par ces images figées et en mouvement à la fois, comme si le temps s’arrêtait et que la vie continuait… Je crois que cet intérêt a commencé avec la série culte "Le Prisonnier" où le monde se statufiait à chaque fois qu’un fuyard était poursuivi par une grosse boule blanche. Je me suis alors penché sur les Gifs de films dont la boucle est parfaite, ceux qu’on appelle les "cinémagraphs". J’aime leur côté hypnotique".
Fabrice : "A partir de cette trame, j’ai commencé à construire "The End" en cherchant les éléments dont j’avais besoin. J’ai regardé énormément de Gifs ! J’en ai sélectionné plus d’un millier et utilisé près de 600 en "split screen", le tout sur une musique d’Ennio Morricone tirée de "Mon nom est personne" et au titre évocateur : "My Fault".
Fabrice : "Ce fût un sacré puzzle à monter, m’attelant pour la première fois au cinéma expérimental, mais en essayant de garder un fil conducteur narratif tout du long. Comme son titre l’indique, je me suis questionné sur la fin du cinéma, pas seulement à cause de la pandémie mais également par l’arrivée massive des différentes plateformes sur internet, ainsi que sur le futur de l’humanité, avec une lueur d’espoir à la fin par ce point d’interrogation après "The End".
Ce montage est aussi un hommage au cinéma. Je l’ai mis en ligne le jour de la ré-ouverture des salles en France, le 19 mai 2021, histoire de fêter ça ! Il a été honoré par Vimeo et a reçu un Staff Pick, mon deuxième après "Far Alamo", une rencontre entre John Wayne, Clint Eastwood, Lee Van Cleef, et les arachnides géantes de "Starship Troopers" de Paul Verhoeven".
Fabrice : "Pour "The End", j’ai reçu beaucoup de commentaires qui se réfèrent au travail de Christian Marclay".
C'est l'occasion de parler de "The Clock" de Christian Marclay qui est une œuvre audiovisuelle d’une durée de 24 heures. Spectaculaire et hypnotique, son mécanisme cinématographique est réglé avec la précision d’une horloge. Christian Marclay a assemblé des milliers d’extraits de films, puisés dans toute l’histoire du cinéma pour composer cette mécanique qui indique l’heure en temps réel, c’est-à-dire que si vous allez voir "the Clock" entre 11h et midi, vous verrez un montage dense d’extraits où figurent l’heure entre 11h et midi... Rendant visible le temps qui passe à travers la succession des plans d’horloges, de réveils, d’alarmes, de montres, d’actions ou de dialogues illustrant cet implacable écoulement du temps.
Fabrice : "Oui je connais "The Clock" de Christian Marclay ! Je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion de le visionner en entier, je n’en ai vu que de longs extraits. C’est un travail colossal et incroyable de recherches et d’assemblage : plus de 12 000 extraits comprenant des scènes avec des horloges, des montres, des acteurs ou actrices qui donnent l’heure, le tout monté et ordonné minute par minute. Un défi de taille ! Il a été aidé par une équipe de 6 personnes pour trouver tous les plans nécessaires au montage, merci aux DVDs et K7 VHS. Avec "The Clock", Christian Marclay a signé une œuvre unique, couronnée à Venise par un Lion d’Or en 2011, qu’il définit lui-même comme l’antithèse des autres films que l’on regarde pour passer le temps ou lui échapper. Ici au contraire, il nous replonge dans nos repères temporels et nous rappelle que l’horloge tourne.
Pour "The End", dans les commentaires, le mot "hypnotique" revient également très souvent, ce qui m’a beaucoup touché" !
Pour ceux qui voudraient vivre cette expérience unique, "The Clock" de Christian Marclay est visible à la Fondation Luma à Arles.
Ce qui parait déjà clair, c’est que pour devenir un bon mashuper de films, il faut commencer par tomber en amour de cinéma, et posséder a minima la mémoire d’un éléphant de taille moyenne.
Fabrice : "Je ne sais pas trop comment m’est venu cet amour pour le cinéma, mais une chose est sûre, je suis tombé dedans quand j’étais petit ! On ne voyait plus les motifs du papier peint de ma chambre tant il y avait d’affiches. Je dévorais les revues et me replongeais dans les films par leurs bandes originales. J’ai co-animé plus tard une émission de radio qui leur était consacrée pendant plus de 10 ans.
J’ai commencé à faire des mashups après avoir écrit mon premier scénario de long-métrage, une histoire dont les héros sont des ombres. En le faisant lire, on m’a conseillé de faire un montage à partir d’extraits de films, une maquette sous la forme d’une bande annonce pour montrer le style, l’esthétique et l’esprit que je souhaitais donner au film, type d’exercice beaucoup utilisé dans la pub. Comme cette idée me trottait également dans la tête, j’ai commencé mes recherches d’ombres portées présentes dans les films, de "Nosferatu" à "Sin City". Et avec tous les plans que j’ai pu isoler, j’ai plutôt décidé d’en faire un court-métrage intitulé "Dans l’ombre", se focalisant sur une des silhouettes du récit, au vécu idéal à raconter ici en guise d’introduction au futur long.
Bien qu’ayant fait des détournements par le passé, je créais là mon premier mashup narratif, sans connaître le nom ni l’existence de ce genre !
Fabrice : "Les premiers retours concernant le court-métrage "Dans l’ombre" ont été très positifs ! Cela m’a donné envie d’aller plus loin, de le mettre sur internet malgré les droits, et de le présenter à des festivals. Une trentaine l’ont sélectionné et il a obtenu plusieurs prix, dont le Prix du Meilleur Mashup narratif au MashRome Film Festival présidé cette année-là par György Pálfi, le réalisateur de "Final Cut: Ladies and Gentlemen". (Ndlr : Un long-métrage mashup référence. vous devez le (re)voir aussi …)
Fabrice : "J’ai eu la chance de voyager avec mes silhouettes en Espagne, au Brésil… pour me permettre de parler du film. J’ai dû le sous-titrer en plusieurs langues. Je suis très heureux de l’accueil qu’il a reçu, je crois même que certaines personnes ont cru voir un vrai film et non un mashup, ce qui est pour moi peut-être la plus belle des récompenses, car mon but premier était que les spectateurs soient pris par mon histoire et pas distraits par le montage en essayant de reconnaître les films que j’ai utilisé (plus de 50). On me demande parfois avec quel directeur de la photographie j’ai travaillé, je réponds dans ces cas-là que j’ai su m’entourer des meilleurs, et pour cause, certains d’entre eux ont été oscarisés" !
Fabrice : "Pour les courts-métrages que je réalise, mon processus est assez classique : cela va du scénario au découpage technique, de la recherche de fonds à la production, du tournage au montage, le mixage… Pour les mashups, c’est complètement différent. Tout se construit sur la timeline, pour ma part je travaille avec Final Cut Pro. Toute l’écriture s’organise au montage. J’ai en général une idée de départ et de fin, je vérifie que cela n’a été fait par personne, et je commence à la creuser en démarrant mes recherches pour en étudier sa faisabilité, en utilisant Youtube généralement qui est une excellente bibliothèque. Je me procure ensuite les films dont j’ai besoin en blu-ray pour avoir la meilleure qualité possible. Je m’essaie quelques fois à une séquence et si ça fonctionne je continue".
Fabrice : "Par exemple, pour "Raiders of the lost darth", j’ai commencé par la scène finale, celle où Indy se fait poursuivre (attention je spoile) par les Ewoks. Comme c’était possible, je me suis lancé dans ce projet proposé par mon ami Christophe Lambert. Ici la ligne directrice était dictée par le déroulé de la scène d’introduction des "Aventuriers de l’Arche perdue", il suffisait ensuite d’amener le plus judicieusement possible les références à "Star Wars".
Pour Pour "TS: Terminators", je me suis d’abord concentré sur le gunfight entre tous les Schwarzenegger qui intervient au milieu du film. C’est un vrai casse-tête lorsque j’utilise beaucoup de sources différentes. Au démarrage d’un projet, je ne sais jamais à l’avance comment je vais réussir à le mener au bout, c’est à chaque fois un nouveau défi pour moi, mais avec de la patience, de la bidouille, quelques effets spéciaux, et en cherchant parfois d’autres façons de raconter l’histoire, on finit par y arriver" !
Fabrice : "Une fois chaque pré-montage terminé, je commence les trucages avec After Effects. Je dois déjà préparer le terrain en effaçant des éléments ou des personnages de certains plans, pour permettre d’en apporter de nouveaux, comme dans "Darth by Darthwest" où le biplan qui poursuit Cary Grant cède sa place à un Tie-Fighter. Ensuite, je m’occupe du compositing, de la rotoscopie, de l’incrustation, et de l’étalonnage. Le montage son est également très important pour rendre l’ensemble le plus fluide possible, j’utilise beaucoup de musiques de films, pour le rythme et la narration.
Une fois mes mashups terminés, je les mets en ligne et je commence un travail de communication".
Fabrice : "Le mashup vidéo est un pur produit d’internet. Les deux sont extrêmement liés et l’un ne va pas sans l’autre. Donc je baigne dedans forcément et pouvoir partager son travail avec le monde entier est une chance inouïe, je ne crois pas que j’aurais eu l’immense honneur de voir mes idoles partager et parler de mon travail, comme Joe Dante, Mark Hamill, ou Paul Hirsch (le monteur oscarisé de "Star Wars"), si internet n’avait pas existé, ou si je n’avais pas réalisé des mashups. Car il faut bien avouer qu’ils ont une portée plus importante, en tout cas pour moi, que les courts-métrages !
Mais attention, avec internet cela va très vite et de plus en plus, j’ai pu remarquer ça avec mon 3ème Mashup "Darth by Darthwest" ("Vador aux Trousses"), dès sa mise en ligne sur mes pages Vimeo et Youtube, cela a été très viral. Beaucoup de sites en ont parlé, il y a eu 15 jours très intenses, puis le soufflé est retombé très vite et l’euphorie avec. Cela se passe comme ça sur le web, j’ai pu le constater à chaque fois".
Fabrice : "Mais il peut y avoir une seconde vie notamment avec Youtube : mon mashup "TS: Terminators" n’a pas fait une entrée fracassante mais au bout de quelques mois, il a été ajouté à des playlists et en suggestions de vidéos et il ne cesse depuis de grimper, dépassant les 3 millions de vues et le lot d’abonnés qui va avec.
Sinon, je fais en général pas mal de communication via les réseaux sociaux Facebook et Twitter, et j’envoie le lien à beaucoup de sites français et étrangers. J’ai appris à connaître avec le temps ceux qui étaient friands de mashups et de courts, mais également ceux qui offrent une très bonne visibilité de par leur nombre de followers".
Fabrice : "Certains m’ont donné le surnom de "Mashupeur Noir" dans des articles, ce qui m’a fait sourire, on dirait un nom de super-héros ! C’est sans doute lié aux films en noir et blanc que j’ai pu réaliser comme "Dans l’ombre" et "Master of Suspense", et de l’atmosphère qu’il s’y dégage. J’en ai fait quatre autour d’Hitchcock, ceci explique peut-être cela… Peut-être parce que j’aime le mélange des genres au cinéma et que cela se retrouve dans mon travail, comme le Fantastique et le Film Noir pour "Dans l’ombre", le Western et la Science Fiction pour "Far Alamo", ou les "Blues Brothers" revisités par les "Men in Black" dans "MIB: Men in Blues" ! Pour ma part, je me définirai plutôt comme un spectateur passionné de cinéma et de musiques de films, qui réalise des films qu’il aimerait voir. Et pour l’instant, j’ai trouvé avec le mashup un bon moyen de toucher du doigt ce que je souhaite faire plus tard, quand je serai grand" !
Fabrice : "J’ai plusieurs projets de Mashups, je réfléchis notamment à l’épisode 3 de "Darth by Darthwest", et d’autres sont en cours de réalisation, comme "TS2: Terminators 2" : j’espère le terminer avant la fin de l’année, il est très différent du premier et l’action se situe après le "Terminator 2" de James Cameron ! Je travaille également sur deux courts-métrages fantastiques dont "Invisible", un trailer est déjà visible, je suis à la recherche de financements et de producteurs. Mêmes démarches pour créer "Dans l’ombre" en long-métrage".
Pour finir, Fabrice a voulu citer son "collègue" Antonio Maria da Silva dont l’exemple et la rencontre l’ont grandement conforté à poursuivre dans cette voie.
Fabrice : "C’est avec grand plaisir que je vous présente Antonio Maria da Silva, si toutefois vous ne le connaissez pas déjà ! C’est entre autres le réalisateur des mashups "Hell’s Club". Je l’ai rencontré il y a quelques années, après avoir terminé "Master of Suspense", mon mashup qui réunit les caméos d’Hitchcock dans une histoire originale. C’est grâce à Julien Lahmi, réalisateur et organisateur du Mashup Film Festival, que j’ai fait sa connaissance, et que j’ai vraiment découvert l’univers du mashup.
Quand j’ai découvert les films d’Antonio, j’ai été scotché par la virtuosité avec laquelle il arrive à mélanger tous ces films tout en gardant un fil conducteur narratif. Du grand art ! J’ai été très impressionné, et du coup, connaissant le montage et After Effects, j’ai décidé de me lancer aussi dans l’aventure, tout en essayant à chaque fois de corser un peu plus le challenge. Mais je suis bien loin de la barre placée très haute par Antonio qui repousse à chaque fois les limites d’un film à l’autre. Bravo l’artiste, et merci" !
Pour notre part, nous dirons que Fabrice et Antonio, dans des styles différents, sont de chaque côté de la barre et qu’ils l’ont effectivement placée quelque peu en hauteur …
Durs à battre les deux !
Un grand merci pour la visite, Fabrice.