Photographier, sélectionner des images, broder par-dessus au point de croix, dissimuler les visages, anonymiser les portraits de famille… C’est le processus un peu mystérieux de la photographe américaine Diane Meyer qui questionne les limites de notre mémoire humaine.
Grande nostalgique que je suis, je photographie compulsivement chaque moment pour me rappeler de tout, garder une trace, ne faisant pas confiance à ma mémoire faillible et limitée. Et comme Diane Meyer, j’ai déjà remarqué avec vertige ce phénomène étrange qui supplante dans mon esprit une photo à la place d’un visage cher, d’un souvenir marquant. J’essaie de retrouver, de faire revenir les images spontanées, imprimées dans ma rétine, vécues, mais rien à faire, c’est la photo que je vois. J’entends cette phrase de mon film culte, Les Parapluies de Cherbourg, « Quand je regarde cette photo, j’oublie jusqu’à son visage et quand je pense à lui c’est cette photo que je vois » et je plonge dans le travail de Diane Meyer, qui me semble alors très proche. Elle, la photographe de l’archive, de la mémoire. En ajoutant à des photographies ses pixels au point de croix devenus sa marque de fabrique, elle interroge les limites de notre cerveau humain qui transforme irrémédiablement les souvenirs, y ajoutant un voile de nostalgie, et le compare à ces nouvelles technologies implacables, capables, elles, d’emmagasiner sans limite. Comment Diane Meyer, d’abord simple photographe, en est-elle venue à broder sur ses images ? Elle nous l'explique.
Diane Meyer : " Ce n'est qu'en 2011 que j'ai commencé à incorporer la broderie dans mes photographies. Ma mère faisait beaucoup de broderies - surtout du point de croix - et je me souviens que, quand j'étais petite, elle me laissait veiller tard et regarder la télé avec elle le week-end, et nous cousions. C’est une activité que j’ai toujours aimé faire, et bien qu'il y ait eu quelques croisements par moments (je faisais parfois de petites pièces de point de croix assez étranges et humoristiques à l’université, et j'ai organisé une émission étudiante sur la couture), cela n'a jamais vraiment fait partie de ce que je considérais comme ma pratique principale, jusqu'à relativement récemment. Au départ, j'étais intéressée par la combinaison d'un processus analogique traditionnel avec le langage visuel de l'imagerie numérique. À une époque où les photos sont principalement visionnées sur des écrans, je voulais créer des œuvres tactiles. "
Son art se glisse dans cet interstice entre les souvenirs que l’on a et les moments effectivement capturés par l’image. C’est aussi la collision entre le monde numérique et le monde tangible de la broderie, la rencontre de deux mondes pour retrouver le concret.
Diane Meyer : " Juste avant de commencer ce processus, j'avais travaillé sur un projet de portrait à grande échelle shooté sur pellicule et imprimé entièrement numériquement. Je me sentais un peu déconnectée du projet puisque tout le montage était basé sur l'écran. Je voulais travailler de manière plus tactile et revenir à la notion de la photographie en tant qu'objet unique, connectée au monde physique, en opposition à de simples pixels sur un écran qui peuvent être contrôlés, modifiés soigneusement. J'ai donc commencé à broder des photographies car je voulais mettre l'accent sur les interventions humaines dans un processus mécanique et numérique. Je pense qu'il est important pour le spectateur de voir non seulement l'image sur la surface du papier, mais aussi de réfléchir davantage à la structure et à la physicalité de la photographie en tant qu'objet. Une autre frustration que j'ai avec le domaine numérique est que tout peut être manipulé, pixel par pixel, laissant peu de place aux erreurs ou aux imprévus qui peuvent souvent conduire aux découvertes les plus passionnantes de l'art. "
On plonge avec Diane Meyer dans sa série emblématique de son processus photo & broderie, au nom poétique et évocateur "Time spent that might otherwise be forgotten" (Du temps passé qui pourrait autrement être oublié).
Diane Meyer : " Cette série part de photographies de famille et d’instantanés de voyage pour créer une sorte d'archive. Je m'intéresse à la nature poreuse de la mémoire, et à la manière dont elle peut être perturbée et remplacée par des images, ainsi qu’à la manière par laquelle la photographie transforme l'histoire. J'étais également intéressée par la façon dont les albums de photos de famille (et maintenant les flux de médias sociaux) deviennent une version organisée de la vie d'une personne, qui diverge souvent radicalement de la réalité. Parce que nos souvenirs sont si étroitement liés aux photographies, j'ai commencé à réfléchir à la manière dont les photographies sont désormais principalement vécues à travers des écrans plutôt que des tirages physiques ou des albums de famille. Et comment, dans cette nouvelle ère numérique, les photos sont tellement plus abondantes mais aussi plus fragiles - sujettes à la corruption des fichiers, aux disques durs cassés, aux téléphones perdus, à l'incapacité de retrouver certaines images sur des ordinateurs remplis de millions de fichiers, d'images et de documents. "
Diane Meyer : " Cette utilisation de la pixellisation au point de croix permet de créer un lien entre cette perte de mémoire et la corruption des fichiers numériques. Le projet a commencé en 2011, lorsque mon frère a eu une blessure à la tête qui a entraîné chez lui une perte de mémoire temporaire. Bien que sa mémoire n'ait pas été affectée de façon permanente, j'ai commencé à réfléchir à ce que ce serait si tout ce qu'il avait pour reconstituer le passé, c'était ces photographies de famille qui racontaient une histoire très différente de notre réalité vécue. "
Diane Meyer : " Aujourd’hui, les images sont prises en grande partie sur des téléphones portables et diffusées sur les réseaux sociaux. Elles sont rarement imprimées et n'existent donc généralement pas en tant qu'objets. Avec cette série, j’avais envie de revenir à une dimension de l'image moins jetable. Je questionne aussi la différence du rôle joué par la photographie dans la vie des gens selon les époques. En 2022, tout le monde a un appareil photo dans la poche, c’est gratuit, rapide, pratique. On peut prendre autant de photos qu’on le souhaite. Quand j’étais enfant, ma mère avait la même pellicule dans son appareil pendant au moins un an, ce qui donnait peut-être une vingtaine de photos par an. Cela change complètement notre rapport à l’image. À l’époque, il y avait forcément plus de lacunes entre ce que nous vivions et ce que nous photographions, aujourd’hui on prend des photos toutes les heures. "
Finalement, en 2022, nous avons tous.tes des milliers d’images dans nos "camera roll“, mais à quel moment prenons-nous le temps de vraiment les revoir ? Elles semblent bien loin, ces soirées photos, en famille, moments suspendus à regarder projetées sur le mur des diapositives, parfois ratées, souvent mal cadrées, mais à la rareté émouvante. D'ailleurs on observe depuis peu un retour en force des Kodaks jetables, l’influenceuse Léna Situations en tête de file de ce retour au tangible, dont les photos imprimées sur papier sont toujours une surprise, le souvenir remémoré d’un moment oublié.
Diane Meyer : " En ce qui concerne la broderie sur le visage des gens, je l’ai fait pour désorienter le spectateur. En effet, dans les photographies, les spectateurs ont tendance à regarder d'abord le visage de ceux qui sont présents dans le cadre. Brouiller leurs visages par la broderie permet d'accorder plus d'attention aux petits détails qui, autrement, auraient pu passer inaperçus. De plus, en dissimulant les visages des sujets, j'ai pensé que cela donnerait une dimension plus universelle à ce projet qui porte sur la mémoire et la manière dont les photographies remplacent nos souvenirs, ainsi que la différence entre ce qui est représenté dans un album photo de famille (qui devient un espace hautement organisé) et la réalité. "
Une autre série de Diane Meyer nous intrigue aussi beaucoup : “Reunion”, des photos de classes un peu datées où se multiplient des visages d’enfants cachés volontairement par le point de croix, rendus ainsi anonymes et mystérieux.
Diane Meyer : " Ce projet, basé cette fois sur des photos de classe d'écoles primaires des années 1970, est toujours en cours et poursuit mon intérêt pour la relation entre la photographie et la mémoire. Dans ces photos de classe, les visages des élèves, qui seraient normalement les points centraux de l'image, sont masqués par une broderie conçue pour ressembler à des pixels numériques. En masquant les parties les plus importantes de l'image, des détails tels que le langage corporel sont mis en évidence. Ça m'intéresse d'explorer cela pour révéler comment, même à un très jeune âge, les enfants ont déjà appris à poser de manière particulière, souvent basée sur leur sexe. Je m'intéresse aussi à cette période parce qu’il s’agit de la dernière génération à avoir connu une enfance sans technologie digitale. Ces photos de classe ont été prises avant les téléphones et les appareils photo numériques, à une époque où se faire prendre en photo était encore une occasion formelle, où les participants étaient plus conscients de la photographie, quelque chose que l’on a perdu avec l’omniprésence du numérique. "
Diane Meyer : " Étant donné que cette série porte sur le côté conventionnel des photos de classe, je voulais aussi souligner à quel point elles sont toutes similaires, bien qu'elles proviennent de différentes régions des États-Unis et du monde. En masquant les visages, les scènes deviennent moins spécifiques. Quelqu'un m'a un jour contacté sur Instagram parce qu'il avait vu l'une des photos et était certain qu'il s'agissait d'une photo de sa classe de deuxième année. Cependant, il venait d'un endroit complètement différent de celui de la photo. "
Diane Meyer : " Mon processus technique varie vraiment selon chaque série. Dans la série “Berlin”, l’effet pixelisé du point de croix permet de recréer le mur de Berlin dans le paysage de manière translucide et offre au spectateur la possibilité de voir à travers le mur, une trace dans le paysage, quelque chose qui n’est plus là mais qui pèse toujours sur l’Histoire et la mémoire. J'ai pris des photos à l’argentique, avec un appareil moyen format. J’ai commencé par réaliser une quantité importante de recherches, sur le parcours précis du mur, notamment dans des zones peu mentionnées, en dehors du centre-ville. Après avoir terminé la pellicule et l'avoir traitée, il m'a fallu des mois pour éditer les images en une série cohérente. Il y a eu des moments où j'ai dû revenir en arrière et refaire une prise de vue après avoir développé l’image, parce que je l'avais réalisée sur la base des compositions pour la photographie, en oubliant que certaines des lignes directrices ou certains éléments formels seraient dissimulés ensuite par la broderie. J'ai donc appris qu'il me fallait composer les images différemment pour tenir compte de la couture. Une fois les images imprimées sur un papier Hahnemuhle épais, je commence le processus de couture. Je dois percer des trous dans le papier avant la broderie, afin que le papier ne se déchire pas, puis je travaille en essayant de faire correspondre les fils avec les couleurs de l'image. "
Diane Meyer : " Pour une série plus récente, basée sur la ville de Venise, avec la fabrication de dentelle vénitienne, le processus est similaire mais je shoote en numérique, ce qui me retire la partie numérisation et traitement de la pellicule, mais me donne encore plus d’images à parcourir et à modifier. Pour “Time spent that might otherwise be forgotten”, j’ai numérisé et retouché les vieilles photos de famille, que j’ai imprimées ensuite en 25% plus grandes que les originaux. Le plus grand défi de cette série était de retrouver ces photos de famille. "
Diane Meyer : " Mes œuvres sont toujours destinées à être vues dans leur réalité physique. J’encadre mes pièces avec du plexiglas au dos afin que, lorsqu’elles sont retirées du mur, les spectateurs puissent voir le labyrinthe de fils enchevêtrés au dos de l'impression, qui devient une forme de cartographie tangible. "
Si ce sujet autour des photos de famille vous a plu, on vous conseille d’aller jeter un œil au travail de la peintre Marie Baudet. Avec ses pinceaux, elle nous fait revivre les années 80, le temps glorieux des VHS et des Renault 5, son enfance, la nôtre, par ces visages là aussi anonymes dans un univers à la saveur familière. Et pour découvrir les œuvres de Diane Meyer dans le monde concret, il faudra faire le détour par le Portugal, où sa série Berlin est exposée tout le mois de septembre à Braga, dans le cadre du festival Encontros da Imagem, dans le Theatro Circo.