Les dessins au fusain de la suédoise Rebecka Tollens sont impressionnants physiquement, ils sont grands, réalistes et habités. Comme des visions issues dans son cerveau endormi ou éveillé avec des humains et des esprits. Ils sont regroupés sous le titre singulier de “Eye of a Womb“ ou “l’œil d’un utérus“ ce qui achève de les rendre énigmatiques. Comme ils sont exposés en ce moment chez Art’s Factory, rue de Charonne à Paris, si vous avez une possibilité de vous confronter à eux et de profiter de leur puissance dans la vraie vie. Ne vous en privez pas.
Rebecka Tollens a une grande maitrise de sa technique au fusain, elle est capable de mettre au monde des dessins grands et forts. Ces dessins sont plutôt réalistes mais à la façon des images échappées d’un rêve, comme des souvenirs, des flashs, ils semblent imprégnés d’un symbolisme qui persiste à nous échapper. Ils baignent dans une mélancolie où flottent clairement des esprits sans pour autant provoquer de malaise. Plutôt comme des réminiscences heureuses où flottent parfois des spectres d'êtres chéris. Tout semble se passer dans un cadre familial et familier, comme une enfance qui resurgit, en gros plans ou en scènes larges. Et nous spectateurs, on se sent bien au milieu de cette famille de fusains qui semblent se parler entre eux, et se répondre comme faisant partie d’une même fratrie.
On a eu envie d’en savoir un peu plus, alors on a demandé à Rebecka Tollens.
Et elle nous a répondu, tout simplement.
Rebecka Tollens : "Cette série "Eye of a Womb" est basé sur les recherches que j’ai faites pour un hommage à ma grand-mère maternelle avec qui j’ai partiellement grandi pendant mon enfance. Mamy était déjà atteinte de démence quand je suis revenue en Suède après mes 10 ans passés en France, et elle est décédée en janvier 2019. Peu après sa mort, je commençais à voir mon grand-père veuf chaque semaine pour lui tenir compagnie. Cette exposition est le résultat de 3 ans de conversation avec Papy et de plusieurs tentatives pour communiquer avec elle post mortem. Au final, essayer de comprendre comment faire ce portrait d’elle était comme soulever une pierre dans la boue que personne a touchée pendant toute une vie".
Rebecka Tollens : "J’ai démarré un peu par hasard dans le dessin. Je voulais travailler dans le droit étant jeune, j’aspirais à faire un cursus dans les droits de l’homme. Certaines expériences liées à cette aspiration m’ont fait changer de stratégie en "comment continuer cette démarche autrement" que par le métier de juriste. La plus forte raison du "pourquoi j’ai pris cette voie" précisément, est venue après avoir vu des peintures murales au Ghana quand j’avais 18 ans. D’un coup, ma vie a changé de route.
Puis, ça m’a pris 3 ans avant d’oser faire le pas vers les écoles d’art".
Rebecka Tollens : "Ce que j’aime rechercher dans le travail de chaque dessin est aussi qu’il trouve sa place dans un ensemble d’autres dessins".
Rebecka Tollens : "Je n’arrête pas de nommer mes rêves, ainsi ils m’aident à naviguer dans pas mal de choses, le travail inclus. Ce titre "eye of a womb" (ou "l’œil d’un utérus") m’est venu une nuit l’été dernier quand je commençais à finaliser l’exposition".
Le dessin de l'oeil d'un l'utérus dans l'exposition :
Rebecka Tollens : "Mes outils sont :
Mes mains (mes meilleurs outils).
5 fusains compressés, plus au moins softs.
3 différents types de gommes (gomme dur, gomme en forme de crayon, et mie de pain).
Estompeur, éponges.
Crayons HB, de HB à 8B.
Crayons de fusain.
Avant de réaliser mes dessins, j’esquisse, et je passe pas mal de temps à faire de l’écriture et du dessin automatique. Quand une esquisse me plait, je l’agrandis et je fais une pré-esquisse de ce que je vais travailler".
Rebecka Tollens : "Je forme les surfaces et les traits principalement par mes doigts et je gratte aussi avec tout ce que je trouve autour de moi. Je fais pas mal d’erreurs que je passe mon temps à "découvrir". Une bonne partie de cela a l’air de fonctionner par des mécanismes d’habitude et via la mémoire des muscles dans mes mains, plutôt que par la pensée. Le temps s’échappe souvent et revient vers moi quand le travail est fini. Je chante quand je dessine. Et je ne travaille pas plus que 4 jours par semaine, maximum 6h par jour. Sinon, je ne trouve pas que ma concentration soit suffisamment bonne. Je préfère travailler tôt le matin ou tard l’après-midi. Mais pas tard le soir ou la nuit".
Rebecka Tollens : "Je fais plusieurs dessins en même temps, mais pas trop. J’ai souvent 2 ou 3 esquisses qui m’attendent. Ce n’est pas une manière de travailler qui me plait, c’est plutôt une habitude que j’ai depuis des années. (En relisant ce que j’écris, cela ressemble à de l’autoflagellation …) "
Pour nous, cela ressemble plutôt à un peu d’un amusant recul sur soi-même. Qu’elle se rassure, on a tous, nous aussi des satanées petites habitudes de vie que l’on aime assez moyennement. (et qu’on ne vous détaillera pas).
Rebecka Tollens : "Ces derniers temps je préfère rester longtemps sur une pièce qui me semble impossible à réaliser, du genre travailler sur du tissu qui ne retient pas de tout le fusain par exemple. Ou travailler un mural. Mais la réalisation des muraux est ce que je préfère faire, sans hésitation.
Rebecka Tollens : "C’est vrai qu’il y a souvent des enfants dans mes dessins, mais j’ai toujours trouvé que c’est difficile de répondre pourquoi sans tomber dans un "blablabla". La réponse la plus proche de la vérité est que je ne sais pas, c’est juste comme ça et cela m’a toujours rendu heureuse. En plus, depuis un an ou deux, les enfants dans mes dessins sont plutôt en train de vieillir, je ne sais pas quoi répondre à ça non plus".
Rebecka Tollens : "Je voudrais partager avec vous le travail de Hilma af Klint. Quand je travaille avec les enfants handicapés, je prends un bus qui passe devant sa maison d’enfance sur une île en dehors de Stockholm, et j’ai des frissons à chaque fois. J’aime, respecte et admire sa liberté profondément".
On peut tout à fait estimer cette artiste suédoise comme étant la première peintre abstraite bien avant Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch ou Piet Mondrian. Si l’on considère les dates, de ses premières œuvres abstraites (dès 1906), il est évident que la peintre, était bien en avance sur ses contemporains, et n’a pu être influencée. Elle a vécu sa vie solitaire et atypique comme un cheminement spirituel et ésotérique. Seuls des proches connaissaient ses peintures "mystiques", elle-même pensait que le public n’était pas prêt à les comprendre. Elle a demandé à garder secrète sa production pendant les vingt années qui suivirent sa mort. Il a fallu attendre l’exposition "The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985", au Los Angeles County Museum of Art en 1986, pour que l’œuvre de Hilma af Klint soit enfin reconnue par l’histoire de l’art.