Depuis sa toute première série en troisième année des Beaux-Arts de Cergy, pour laquelle elle réalise des portraits des habitant.e.s du quartier de la Goutte d’Or, Charlotte Yonga n’a jamais cessé de photographier les minorités, avec une ambition sociale et politique forte qui rappelle celle de la photographe Aline Deschamps et de son Moyen-Orient autrement. Les deux photographes œuvrent à changer les regards. Pour sa série Top Manta, Charlotte immortalise les vendeurs de rue de Barcelone, ressortissants subsahariens pour la plupart, qui subissent quotidiennement les discriminations et le harcèlement de la police. Souvent perçus comme des immigrés vulnérables et dangereux, ils deviennent, sous l'objectif de Charlotte, des conquérants, travailleurs acharnés et créatifs. Dans la série Bito Ba Mundi (femmes de la cité), elle tire le portrait des femmes de la ville de Douala au Cameroun, des femmes rencontrées dans la rue ou dans les bars, dont elle célèbre la complexité et la singularité

Série Bito Ba Mundi

Peu importe qui elle photographie, Charlotte Yonga place toujours le sujet au centre du cadre, le regard de face, direct sur le spectateur, et s'intéresse aussi aux territoires délaissés, indissociables des identités, exposés en parallèle. On a échangé avec elle autour de sa photographie populaire et humaniste et de ses propres racines.

Série Naam Na La

Charlotte Yonga : " Je suis métisse franco-camerounaise, née à Paris. J’ai grandi à la campagne, dans les Deux-Sèvres, puis j’ai étudié aux Beaux-Arts de Cergy. Ensuite, je suis partie faire des séjours prolongés aux États-Unis, au Cameroun et au Maroc. Je vis et travaille depuis quelques années entre l’Espagne et la France. J’ai toujours voulu voyager et vivre à l’étranger. Les gens qui ont voyagé ou vécu ailleurs m'intriguent, ils ont souvent quelque chose en plus à mes yeux, une connaissance variée du monde. Plus jeune, j'idéalisais les voyages et le fait de s’expatrier. Aujourd’hui, je trouve que ce n’est pas anodin de quitter le pays où on est né, où on a grandi, pour s’établir dans un environnement nouveau ou lointain. La confrontation à d’autres cultures, sociétés, climats, la capacité d’adaptation à d’autres codes, modes de pensée et références relèvent d’enjeux personnels profonds. "
 

Série Naam Na La

Charlotte Yonga : " Enfant je dessinais beaucoup, j’ai suivi des cours d’arts plastiques jusqu’à mon adolescence, avec un artiste peintre algérien qui utilisait tout ce qu’il avait sous la main pour créer. C’était simple, instinctif. En entrant aux Beaux-Arts, un peu naïve, fraîchement débarquée de ma petite ville de province, j’ai découvert toute une esthétique spécifique à l’art contemporain, une approche des œuvres et de l’art très référencée, intellectuelle, souvent difficile d’accès. J’étais un peu perdue, ne voyant pas très bien comment trouver ma place et ma pratique. Comme beaucoup d’autres jeunes étudiants, je voulais pratiquer, être artiste, expérimenter, mais sans trop savoir quel serait mon médium de prédilection. J’ai décidé de jouer le jeu, malgré mon manque d’érudition… C’est en troisième année que la photo s’est imposée. J’avais réalisé des séries de portraits dans le quartier de la Goutte d’Or, dans des bars et restaurants, un resto camerounais, un sri-lankais, un café tunisien etc… Les ambiances étaient très distinctes entre les différents lieux, hyper vives et colorées, les modèles avaient de la présence. L’artiste Orlan, qui était ma professeure référente cette année-là, a félicité ce travail et j’ai senti que j’amenais quelque chose de différent au sein de l'école. Peut-être la dimension populaire, la représentation de « communautés » qui questionnaient l’identité parisienne. C’est la première fois que je me suis sentie proche de mon travail, je montrais le dix-huitième, le quartier que je sillonnais depuis toute petite avec mon père, les bars un peu folklo, ces microcosmes où les clients se sentent chez eux, au pays. "

Série Naam Na La

Charlotte Yonga :Le phénomène identitaire lié au déplacement et les individus en mouvement, soumis à leur propre délocalisation - par choix ou non – sont aujourd’hui les thématiques majeures de mon travail d'artiste. Un intérêt probablement né de ma curiosité pour mon père et de sa vie d’homme africain débarqué à Paris à l’âge de 26 ans. Quitter son pays natal, de surcroît un pays d’Afrique subsaharienne, pour venir gagner sa vie comme un Occidental, me semble un pari fou, un parcours du combattant. "

Série Top Manta

Charlotte Yonga :Le portrait occupe une place majeure dans mon travail. Les gens, les relations humaines me captivent depuis toujours. Petite, je dessinais des visages par centaines ! J’ai découvert la photographie contemporaine à l’école avec les grands maîtres de la photo que sont Les Becher, Jeff Wall, Thomas Demand, formellement et techniquement bluffants. Mais ce sont les photographes dits " documentaires " qui m’ont touchés le plus, notamment à travers leurs portraits : Diane Arbus, Mary Ellen Mark, Rineke Dijkstra, Alec Soth, Lise Sarfati, Mathieu Pernot, Yto Barrada, Alessandra Sanguinetti… "

Série Bito Ba Mundi 

Charlotte Yonga : " À travers un portrait il y a tellement à voir ! Un être humain, qui, à un instant précis, devient une incarnation, une vie réelle et fantasmée… Une personne, son visage et son corps, détiennent une multitude de représentations, d’expressions et de postures possibles, aussi subtiles qu’en soient les nuances. Les portraits peuvent générer du récit et des émotions comme le fait par exemple le travail d’Alessandra Sanguinetti avec « Les aventures de Guille et Belinda », ou au contraire demeurer froids et formels, standardisés comme ceux de la série « Portraits » de Thomas Ruff. J’observe beaucoup les gens en général et j’aime ressentir une proximité face à un portrait comme face à quelqu’un dans la vraie vie. J’aime y voir aussi une part d’énigme, comme quelque chose à élucider qui rend l’image magnétique. "

Série Bito Ba Mundi

Charlotte Yonga : Je ressens profondément cette envie d’aller vers les autres, et la photo est un excellent prétexte pour cela, pour lequel j’ai développé une certaine facilité. Étudiante, je faisais la récolte de dons auprès des passants dans les rues de Paris pour des ONG. Un " petit boulot " difficile mais formateur pour ce que je fais aujourd’hui. J’arrête aujourd’hui des inconnus dans la rue assez simplement. J’explique à la personne mon projet dans ses grandes lignes et pourquoi son " profil " m’intéresse, en étant consciente que ma demande peut à tout moment être rejetée. Certaines populations et territoires peuvent être plus délicats à aborder et je n’hésite plus aujourd’hui à proposer une rémunération pour mes modèles économiquement plus vulnérables. Être une femme métisse me donne aussi plus facilement accès à d’autres femmes, aux plus jeunes ainsi qu’aux personnes racisées ou issues de cultures étrangères. "

Série Naam Na La

Charlotte Yonga : " Je me dirige vers des sujets liés à mon histoire, à mes origines, vers les lieux, les communautés, les personnes dont je me sens proche. J’ai un attrait pour les gens ordinaires, c’est certain. Révéler les singularités et les élégances de « la vraie vie » me plaît beaucoup. Finalement, qu’est ce qui est ordinaire et qu'est-ce qui ne l’est pas ? C’est un peu rendre justice, ou du moins rechercher un peu d’équilibre dans un monde et une société de l’image qui a constamment privilégié, à partir de critères arbitraires, des physiques stéréotypés et standardisés. C’est créer une contre-imagerie. "

Série Naam Na La

Charlotte Yonga :Je mets en parallèle les gens et leurs milieux, les décors qu’ils occupent - même temporairement – quand les environnements m’apparaissent comme des informations complémentaires sur eux. Des indices et des attributs qui les situent, les révèlent et amplifient leurs présences. Mes personnages habitent le paysage mais le paysage aussi les habite, finalement, rejoignant l’idée que les environnements agissent sur nous. D’un point de vue photographique, ces juxtapositions permettent des temps d’accalmie contemplative. "

Série Lower Bottom 

Charlotte Yonga : " Ma toute première série photo était constituée uniquement de portraits, assez vifs et frontaux. Ça avait de l’impact, mais c’était aussi un peu écœurant. Ensuite j’ai réalisé Lower Bottom en 2011, une première série en argentique moyen format en extérieur. J’avais choisi le quartier d’Oakland où j'étais en résidence pour réaliser des portraits dans les rues et des vues des bâtiments, du mobilier urbain, des devantures de Liquor Stores... C’était un quartier historiquement connu pour avoir été le fief des Black Panthers. Je faisais là le « portrait d’un quartier » dans son ensemble et ça m’a plu. Les portraits sont généralement plus intenses et chargés pour le spectateur. Les vues d’espaces, d'éléments naturels ou architecturaux créent des respirations, renforcent le ton et le rythme d’un ensemble. Aujourd'hui, je soigne ces images au même titre que mes portraits. Je veux qu’elles livrent des informations sensorielles et puissent exister de manière autonome. "

Série Lower Bottom 

Au fil des séries, les images de Charlotte nous apparaissent comme une manière pour elle de garder une trace d’un lieu et de celleux qui l’habitent à un moment donné, de constituer la mémoire de ces vies multiples et diverses qui peuplent notre planète, de celleux dont on n’entend jamais parler, ou uniquement avec méfiance ou rejet.

Série Lower Bottom 

Charlotte Yonga : " Comme beaucoup de photographes, je suis une nostalgique… J’ai envie d’emprisonner des moments, des personnes, pour les mettre dans une boîte à trésors… C’est pourquoi j’aime conserver mes images sous forme de négatifs. Je suis attachée à l’argentique pour une raison paradoxale : je ne peux pas produire trop. Je travaille au moyen format 6x6 ou 6x7, les pellicules et leur développement coûtent cher et ne permettent qu’une dizaine d’images par pellicule. Techniquement, ça me force à faire des choix, à être concentrée pour construire mes images. C’est ce qui leur donne, je trouve, une valeur supplémentaire. Si je pense que tout est amené à disparaître ? Oui, malheureusement et heureusement à la fois ! Vu le flux, la densité d’images produites chaque jour sur cette planète, je ne suis pas certaine que la photographie jouera à l’avenir le même rôle d’archive et de mémoire que celui que nous avons connu. Je ne vois pas bien comment nos millions de clichés vont être stockés, ni ce qu’ils auront comme valeur historique à l’avenir. "

Série Naam Na La

Une autre série a retenu notre attention, intitulée Maniac Diary, une série documentaire très personnelle réalisée par la photographe lors d’un séjour en hôpital psychiatrique. Une prise de parole forte sur la santé mentale, avec toujours l’envie de rendre hommage aux marginalisé.e.s. En partant de sa propre situation, Charlotte donne un autre visage aux personnes internées, évoque une détresse commune et illustre cette phrase célèbre : « l’intime est politique »

Série Maniac Diary

Charlotte Yonga : « Maniac Diary est une série un peu à part dans mon travail. Je l’ai réalisée lors d’un séjour en hôpital psychiatrique en 2020, entièrement au téléphone portable. Porteuse de troubles bipolaires, j’ai fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique depuis mes 19 ans, à la suite de crises dites " maniaques ". Les hospitalisations sont des moments difficiles et douloureux pendant lesquels on se sent exclu, privé de ses libertés et parfois maltraité. On doit rester dans un lieu rempli de contraintes, entouré de gens qui souffrent du même isolement et souvent de pathologies lourdes ". 

Série Maniac Diary

Charlotte Yonga : « Cette fois-ci était particulière pour moi car je venais d’être maman, et j’ai donc dû être séparée de mon fils. Je savais que cette hospitalisation pouvait me mener à un grand désespoir, une perte de confiance totale et à la dépression. Je voulais à tout prix éviter ça et la manière d’y résister était de me prouver que ce que je vivais pouvait faire sens, que ce n’était pas vain. Rester active, productive, faire quelque chose de l’inspiration propre à l’état maniaque. Dans ces phases, je vois les couleurs plus vives, je suis hyper sensible et stimulée par ce qui m’entoure. J’ai voulu en tirer profit en me levant chaque jour très tôt. Je faisais de l’exercice, je dessinais et prenais des photos avec frénésie ". 

Série Maniac Diary

Charlotte Yonga : « Les masques imposés par le covid permettaient aux patients que je photographiais de garder l’anonymat. J’avais envie de capturer cet univers clos, méconnu et stigmatisé dans son versant saisissant et vibrant. Je trouvais le réconfort auprès des autres résidents, fatalement les mieux placés pour me comprendre, partager mes tourments, et ces états limites souvent incompris, rejetés par la société. Dans ces épreuves, ils étaient des amis, et à travers mon téléphone, ils sont devenus des modèles captivants. Les unités psychiatrique sont loin d’être des lieux de vies idylliques, bien au contraire, mais on peut y trouver de la chaleur humaine et de la poésie. Au contraire des travaux documentaires sinistres que j’avais vus, je voulais montrer où puiser la force et l’énergie, l’envers lumineux et créatif de ce que l’on peut vivre et partager avec d’autres, même démunis, dans des conditions dures et anxiogènes. Je peux dire sans hésiter que ce travail a joué un rôle cathartique pour moi. "

Série Maniac Diary
Série Maniac Diary

Convaincu.e.s comme Charlotte Yonga, Selena Gomez (on vous conseille son documentaire My Mind & Me), Mariah Carey ou encore Britney Spears qu’il est vital de parler tout haut et sans tabou de santé mentale, chez Brainto on vous recommande le média indépendant Mūsae qui, à travers différents formats, newsletter, podcast, dédramatise la santé mentale.

Série Maniac Diary