François Vogel, dont nous suivons le travail avec joie depuis une quinzaine d’années, est un réalisateur et photographe expérimental qui travaille également de façon plus conventionnelle en publicité, pour gagner sa vie. À l’occasion d’une grande rétrospective qui lui est consacrée au Musée Joseph Déchelette (ici) à Roanne (" Les Curiosités Numériques de François Vogel "), nous avons voulu faire une promenade chez lui, juste pour vous donner envie de le suivre. Et comme il a gentiment accepté d’ouvrir sa porte et de s’expliquer sur son travail, vous allez découvrir quelques-unes des clés pour appréhender sa démarche d’obstiné.

Palais Royal - vidéo à 360° (2017)

Chez Francois Vogel, rien n’est normal car il aime par-dessus tout tordre, distordre, étirer, condenser le temps et l’espace. Le temps, il le met en pause et l’étire à loisir, ou il le condense radicalement par le stop-motion. L’espace, il l’embrasse entièrement par des ultra-grand-angles, des réflexions dans des sphères ou des procédés numériques. Pour capter le réel, tous les moyens sont bons, il emploie donc toutes sortes d’appareils, du très rudimentaire au très sophistiqué, de l’analogique au trucage digital. 

Réalisation et vfx pour le clip “Tentative - Je m'ennuie” (2021) 

La déformation des formes est une constante de sa pratique, rendant le réel extra-ordinaire. Il est d'ailleurs surnommé, au choix, "Magicien baroque" de la vidéo, ou "Cosmonaute de l'image". Nous avons une nette préférence pour le " cosmonaute " car cela lui va à merveille. Il se met souvent en scène (par disponibilité) évoluant comme en apesanteur dans son univers rendu sphérique et semble appréhender avec légèreté les différentes techniques qu’il invente ou détourne. Il aime bidouiller à tous les niveaux de la production d’un film, et ce qui ressemble parfois à de la post-production lourde se révèle être une astuce de prise de vues.  

Poissons argent (Sténopé)(1989)

Pour bien comprendre comment il a démarré sa brillante carrière dans la torsion du réel, il faut partir du sténopé (un appareil photographique à sténopé se présente sous la forme d’une boîte dont l’une des faces est percée d’un trou minuscule qui laisse entrer la lumière. Sur la surface opposée à cette ouverture vient se former l'image inversée de la réalité extérieure, que l'on peut capturer sur un support photosensible, tel que du papier photographique). Une technique qu’il a beaucoup pratiquée et à laquelle il a même consacré un livre "A New Treatise on the Pinhole Camera". Il y montre ses travaux photographiques des années 90, mais aussi différents modèles de dispositifs à sténopé. Tout est déjà là, sa propension incontrôlable à courber les perspectives comme son goût pour la construction de ses propres outils de distorsion.

Selfie de statue (sténopé) (1991)

François Vogel : " Le sténopé a été une révélation pour moi. Sa pureté géométrique m’a tout de suite emballé. La lumière traverse l’espace, rentre par le petit trou et va s’imprimer sur le papier photographique sans jamais rencontrer autre chose que de l’air. Il n’y a aucune optique, que de l'air et de la lumière. On ne change pas d’objectif avec un sténopé, mais on peut jouer avec sa forme géométrique. Une boite à chaussures carrée ou une boite de conserve cylindrique donneront des résultats différents. J’ai beaucoup expérimenté en faisant varier les formes des boites, j’ai aussi froissé, plié, tordu le papier dans l’appareil, c’était presque de la sculpture de papier photographique ! Ces expérimentations ont eu une grande influence sur mon travail numérique, parce que j’ai appliqué cette idée de sculpture du négatif avec les outils numériques, en fabriquant des sortes de sténopés virtuels en 3D que je tordais dans tous les sens à l’intérieur de l’ordinateur. Un peu comme si je tordais et pliais le capteur d’une caméra ".

Sténopé Froissés

François Vogel : " Je me suis toujours demandé comment on faisait pour appréhender l’espace autour de nous. On se promène dans la rue, notre point de vue change, les formes se décalent par rapport à notre mouvement et finalement c’est comme si l’espace s’enroulait autour de nous. On peut effectuer cet exercice de se déplacer dans la rue et essayer d’élargir son regard… on fixe des yeux le bout de la rue mais on concentre son esprit sur l’ensemble du champ de vision. Le regard englobe un énorme panorama. Par cet exercice on peut sentir l’espace qui se déforme autour de soi.
Je suis fasciné par cette idée que notre vision est malléable. Jouer avec les déformations est pour moi une façon de questionner notre manière de voir les choses. Intégrer le temps dans la déformation ajoute une dimension au jeu avec les formes et ouvre de nouvelles possibilités ".

Puisqu’il s’agit d’une rétrospective, tordons (nous aussi) le temps pour remonter en 2007, quand nous l’avons découvert par ce court-métrage " Kitchen ". Il l'a réalisé à l'aide d'une caméra filmant une cuisine en réflexion sur une boule de verre posée au milieu du plan de travail. Tout  le décor y est visible, et il s'agit d'une prise unique. La caméra prenait des photos toutes les deux secondes, François Vogel évoluant donc très très lentement, pour ce qui ressemble à une performance chorégraphique à 360°, toujours aussi amusante 15 ans après. 
François Vogel : " Au départ je voulais faire un film sur nos soucis avec les déchets. L’idée que toutes les saloperies qu’on produit aient un impact géologique sur la planète est affolante. Comment ces petits trucs qu’on jette peuvent-ils ébranler un objet céleste aussi gigantesque que la terre ? C’est monstrueux.
Quand je jette un emballage dans sa poubelle, je me sens coupable. C’est ce qui m’a donné envie de réaliser un film où les déchets domestiques tournent les uns autour des autres comme des astres en gravitation. C’était mon idée d’origine. J’ai fait quelques tests mais ça ne fonctionnait pas. Les tests m’ont aiguillé sur quelque chose de beaucoup plus léger et ludique. Ça a donné ce film qui raconte un simple petit déjeuner où la cuisine se déforme au gré des tartines et des bols de café. Finalement, l’idée d’origine, plus engagée, a migré vers un autre projet : le court-métrage " Terrains glissants ".

Dans Slippery Grounds ou Terrains glissants (2010), le filmage lui-même est une performance digne du cosmonaute de l’image : il y traverse une bonne partie du monde, par exemple toute la ville de Manhattan (en tongs), en tournant de l'aube au crépuscule pendant 15 heures sans pause. Comme dans Kitchen, il a utilisé une caméra qui prenait des photos à intervalles réguliers, tous les trois pas, en réflexion dans une sphère.

François Vogel : " Je voulais montrer ce concept qu’on connaît tous mais qu’on ne peut pas observer sur terre : la terre qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Quand on ouvre la fenêtre, le bon sens nous dit que c’est le soleil qui tourne autour de nous, pas l’inverse. Mais grâce à la déformation de l’image, on peut inverser la donne et montrer la terre, le sol, les arbres, tout ce qui nous entoure, se mettre littéralement à tourner autour du soleil. Dans certaines séquences du film, on peut voir le soleil fixe à l’image, alors que tout le reste se déforme et tourne autour.

François Vogel : " Et puis à travers ce film je voulais questionner certains paradoxes de l’homme dans son environnement. L’homme est vulnérable face à la puissance des éléments. C’est un grain de poussière dans l’univers. Mais en même temps, il aura été capable de dérégler la terre jusqu’à laisser son empreinte au niveau géologique. L’homme est à la fois un monstre destructeur et un animal fragile. Le personnage de Terrains glissants qui glisse en traversant les paysages se retrouve couvert de déchets, alors que dans le même temps on lui annonce qu’il est l’élu ". 

François Vogel : " J’ai toujours dessiné et bricolé depuis que je suis tout petit. Je ne saurais pas vraiment dire quand ça a commencé, mais je me souviens d’un bain où je regardais mon reflet tordu dans le chrome du robinet… ça devait être les prémisses de mes recherches :) "

S’il vous prenait l’envie pressante de faire du François Vogel et d’étirer à loisir votre environnement proche, votre chat par exemple, il vous explique tout, il n’est pas du tout protectionniste sur ses techniques. Mais bon, il sait très bien qu’on dira : tiens, on dirait du Vogel !
François Vogel : " La première étape est le tournage. Il faut trouver le bon sujet et le bon décor en imaginant ce que donnera l’effet final. Je filme sur pied, en vitesse rapide. Plus la vitesse est rapide, plus l’effet de découpage du temps sera détaillé. Une vitesse de 120 images par seconde donne de bons résultats ". 

François Vogel : " Pour la partie post-production, il y a plusieurs façons d’aborder les déformations spatio-temporelles. Le plus souvent j’utilise After Effects. Je sélectionne la bande dans l’image qui sera étirée dans le temps. Si la bande est verticale, alors je l’anime horizontalement de gauche à droite. Puis j’applique un effet de " remappage temporel " (time displacement) à partir d’un dégradé horizontal. Cet effet permet en quelque sorte de scanner cette bande pour en faire une grande image qui en sera la partie déformée dans le temps. Puis je réintègre cette image avec la vidéo d’origine et je la fais glisser pour que toutes les deux se synchronisent. Je peux ensuite faire un recadrage ou simuler un mouvement de caméra pour finaliser. Reste un petit travail d’étalonnage et de son.
Voici un petit tutoriel qui explique cette technique " :

François Vogel : " J’ai aussi un autre outil que des développeurs ont programmé à l’occasion de la création de l’installation vidéo « Élongations ». Cet outil me permet de découper des tranches d’espace-temps dans une cube virtuel spatio-temporel. Ça peut paraitre abscons mais c’est vraiment ce qui se passe. Le cube qui se visualise dans le logiciel Maya est un flipbook dont la face avant est l’image et la profondeur est le temps. Je modélise et anime une plaque polygonale dans Maya qui vient transpercer ce cube et en extraire une séquence vidéo. 

Voici un aperçu du fonctionnement de cet outil : "

Chez ce bricoleur né, on a le sentiment que le plaisir à imaginer le dispositif adéquat de captage du réel est tout aussi satisfaisant que le résultat. Et donc il est toujours en recherche d’un nouveau dispositif à bricoler en fonction du projet, du sténopé à Maya.
François Vogel : " J’aime jouer avec les outils, voire en inventer de nouveaux. J’ai par exemple fabriqué un appareil photo avec des Legos et une boite de chocolat qui fait des photos en perspective inversée. C’est un objet rigolo à regarder mais qui photographie réellement en perspective inversée. Il est équipé d’engrenages dont les rapports sont calculés pour régler des vitesses précises de défilement du négatif et d’une fente d’obturation. Ce décalage entre l’objet totalement bricolé et ses caractéristiques techniques étonne souvent les gens. J’ai construit cet appareil parce que je voulais voir une photo en perspective inversée, mais pas pour en faire un objet fonctionnel commercialisable. Alors il a été créé avec les moyens du bord ! C’est souvent comme ça dans mon travail. J’ai des idées de nouvelles formes de représentation et je me débrouille avec ce que j’ai pour créer les outils me permettant de visualiser concrètement ces idées.

Parking Chartres (2020)

François Vogel : " J’essaye de trouver un lien essentiel entre l’effet et le sujet filmé. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Je recherche aussi une forme d’honnêteté dans l’effet. L’effet doit être assumé et visible, la plupart du temps il n’y a aucun ajout par rapport à l’image d’origine. Dans la vidéo du chat sur fond vert par exemple, il n’y a pas de 3D ni de Photoshop. C’est juste la séquence d’origine, mais déformée. On peut même dire qu’il n’y a pas de truquage, puisque pas d’incrustation, pas d’effacement… tout reste visible. J’ai beaucoup pratiqué l’auto-filmage, c’était pratique. Maintenant, je ne filme plus que mon chat et mes enfants… Ça doit être une histoire d’âge :)

François Vogel est par ailleurs un réalisateur très productif en publicité, démarche complètement inverse du libre travail expérimental, mais il semble épanoui par les deux activités.
François Vogel : " J’ai commencé la publicité par hasard. Ça m’a permis de voyager, de bien gagner ma vie et de financer mes projets personnels. J’ai pu aussi découvrir des gros tournages. J’aime beaucoup le travail en équipe, l’intensité du tournage et la rapidité de fabrication d’une pub. Mais je me suis posé des questions sur le rôle du réalisateur dans cette industrie. Je pense qu’il est dans la transmission du message publicitaire et que le réalisateur doit être un minimum en phase avec ce message. Il m’est arrivé de refuser des boulots pour cette raison. Par exemple, j’ai refusé une pub pour une boisson énergisante qui vantaient ses vertus par opposition aux méfaits de l’eau, et montrait l’héroïne gagnant un marathon en piétinant les restes des concurrents qui avaient bu de l’eau, ils s’étaient brisés en morceaux pendant la course… j’ai demandé si ça pouvait être traité au second degré, mais non " !

François Vogel : " Je voudrais partager le travail de l’artiste Anna Vasof que j'aime beaucoup. C’est poétique, léger et profond à la fois. Ça me fait rire et ça m’émeut en même temps.

C’est pareil pour nous, le travail de ce cosmonaute bricolo de l’image nous émeut et nous fait rire en même temps. Un petit conseil, au hasard de votre circulation estivale, ne vous privez pas d’un petit crochet par Roanne pour visiter le " tordeur " de réel, ça vous rafraichira assurément. 
En bonus, un petit clip hypnotique tourné dans un pays du golfe :