Performance, comédie, sculpture, vidéo, voilà ce que mélange allégrement la pétillante artiste anglaise Rosie Gibbens. Sa dernière série de vidéos The New Me dans laquelle elle se met en scène de façon fort amusante est une critique directe de la politique sexuelle, la consommation, et particulièrement du corps féminin utilisé comme objet incitant à l’achat.

Partager cette série de vidéos est une superbe occasion de jeter un coup d’œil sur la variété de propositions de Rosie Gibbens. Au delà des vidéos, l’artiste propose des installations-sculptures faites de bric et de broc, mais très cohérentes, ainsi que des performances live dans lesquelles elle s’implique en personne avec moult objets fabriqués par ses soins. Un fonctionnement multi-support réjouissant tant elle navigue avec grande fluidité entre les différentes disciplines. 
Rosie Gibbens nous explique : "Je veux faire des œuvres d'art qui magnifient les éléments de la vie contemporaine qui me semblent absurdes. J'essaie de regarder le monde comme si j'étais un visiteur étranger, tentant de se conformer au comportement attendu des citoyens, mais n'y parvenant pas. Je démêle les choses qui résonnent étrangement pour cet anthropologue surnaturel que je suis et je tire des conclusions illogiques. Ces observations sont souvent axées sur la performativité du genre, la politique sexuelle, la culture consumériste et leurs chevauchements". 

Avec The New Me (la nouvelle moi) , par le biais de vidéos, de la réalité augmentée, de NFT et d'une ligne de "produits dérivés" à sa façon, Rosie Gibbens parodie la société actuelle par une vision absurde, dystopique et rétro-futuriste du consumérisme, dans laquelle une entreprise fictive nommée Ilium commercialise des produits sans intérêt à des consommateurs blasés. Elle s'amuse beaucoup à remettre en question l'insatiable désir capitaliste d'amélioration de soi et ses exigences envers les femmes, dont le corps est le véhicule.
Ses vidéos adoptent l'esthétique des émissions télévisées éducatives pour enfants mais aussi le modèle narratif et comportemental des publicités de téléachat, le tout agrémenté d’une touche fétichiste ou BDSM. Ses arguments de vente sont rendus grossiers par les offres bizarres et obscènes issues de son imagination un rien perverse … Mais toujours avec une bonne dose d’humour.

Rosie Gibbens produit des objets avec une esthétique de bricolage assumé en contraste avec la perfection lisse des produits sans originalité commercialisés en masse. Ces "produits" répondent plus particulièrement à des préoccupations corporelles de base, comme le brossage des dents, mais le font avec un troublant dérapage. Une machine fonctionnant sur piles s'attache à la bouche de l'utilisateur pour lui permettre de brosser les dents d'une autre personne, une activité pourtant intime. Dans une autre vidéo, Rosie Gibbens porte un body argenté avec une tête de chat qui dépasse de son bas-ventre. Elle pédale pour balayer son visage avec ses tresses tandis qu'un appareil de masturbation du XIXe siècle, destiné à calmer les femmes hystériques, vibre contre son abdomen. Le produit est une confluence de contradictions entre les cheveux hautement sexualisés des femmes et la culture des mèmes de chats. 

Elle utilise également une "réalité augmentée" à sa façon, un moyen utilisé commercialement pour que l'utilisateur puisse "tester" le produit et voir comment il s'adapte ou fonctionne. Les filtres faciaux en réalité augmentée de Rosie Gibbens adoptent l'élément iconique de chacun de ses produits - dent, chat, éponge - mais ne produisent aucune sensation incarnée, et ratent donc la promesse de départ. 

Enfin, Rosie Gibbens a créé des NFT, des rendus 3D des objets avec un logo dans le coin, pour introduire ses produits dans le métavers, ce qui sape de façon risible leur fonction utilitaire de départ, et met en évidence l'esthétique brillante du marketing qui caractérise une grande partie de la culture NFT.
Pour couronner le tout, une sorte de "merch" est mis en ligne, les produits sont ainsi présentés de façon tellement exhaustive que c'en est épuisant et risible.

Rosie Gibbens : "Cela se manifeste de manière récurrente par le détournement d'objets et de vêtements dans mes performances et mes vidéos. Ils sont souvent réaffectés à des "réactions en chaîne" qui accomplissent des tâches simples de manière excessivement compliquée. Beaucoup de ces interactions ont également des connotations sexuelles et j'épuise souvent les qualités euphémiques de mes objets-collaborateurs. Intéressée par la manière dont les corps féminins (jeunes et cis) sont souvent le paysage sur lequel se construit le désir de marchandises, j'aborde mon travail comme des démonstrations de produits ou des publicités perverses, prenant l'expression "le sexe vend" au pied de la lettre".

Rosie Gibbens : "Je réalise également des sculptures molles qui se transforment en accessoires de performance. Beaucoup d'entre elles sont des versions en tissu agrandies de parties du corps, en particulier les lèvres, les langues et les orifices/trous du corps. Je les ai choisies pour leur nature sexualisée et j'espère que mes versions démesurées faussent les possibilités d'objectivation. L'ironie de transformer littéralement les corps en objets et vice versa ne m'échappe pas ! Ces sculptures m'aident à étendre mes extrémités, à brouiller les parties de mon corps et à me faire pousser des membres supplémentaires".

Profitons-en pour faire un crochet par Soft Girls, une autre facette du travail de Rosie Gibbens, sa première exposition personnelle, une série de sculptures humanoïdes mobiles, une vidéo et une nouvelle performance live unique. L'installation ressemble à un laboratoire moderne de Frankenstein, avec des parties de corps en tissu mélangées dans de nouvelles configurations et combinées avec des objets quotidiens tels que des appareils ménagers et des équipements d'exercice.

À l'origine de l'exposition se trouve la fascination de Rosie Gibbens pour les Vénus anatomiques - des modèles de cire italiens de la fin du XVIIIe siècle représentant des femmes allongées, le torse ouvert, et offrant des reproductions détaillées de leurs entrailles à des fins de formation médicale. La mort, le sexe, la religion et la science tournent autour de ces objets très élaborés. Bien qu'ils n'aient pas été considérés comme choquants à l'époque, ils paraissent sans aucun doute bizarres et troublants à nos yeux contemporains.

Les recherches de Rosie Gibbens établissent un lien entre le concept des Vénus - également connues à l'époque sous le nom de "Slashed Beauties" (beautés éventrées) - et le motif de la victime glamour mais sans défense dans les romans policiers, à la télévision et au cinéma. Ces figures de rhétorique se retrouvent également dans l'étrange qualité presque humaine des poupées sexuelles et des mannequins de crash-test, ainsi que dans les exagérations farfelues des dessins animés classiques. 

Comme on peut le voir dans cette incursion dans l’"œuvre" de Rosie Gibbens, l'absurde et la dérision sont des tactiques hautement efficaces d’expression pour parler de sujets très sérieux. Elle nous incite fortement à réfléchir sur ce monde de consommation qui voudrait nous faire croire qu'acheter et vendre sont les activités les plus importantes de notre vie et à identifier ainsi les étranges besoins du marché qui exigent tant d'objets et de consommateurs pour ceux-ci. 
Elle n’a pas vraiment de solutions à proposer, mais par son exagération, elle ouvre une réflexion d'où peut émerger quelque chose de nouveau.
Et puis, elle nous fait rire, ce qui est déjà suffisant en soi.