Comment produire un nombre infini d’images différentes en photographiant toujours le même objet de la même façon ? L’artiste photographe Silvana Reggiardo nous donne sa réponse, avec la série “La Mercuriale” qui prend pour sujet et pour objet l'une des deux tours iconiques de l’Est parisien.
Porte de Bagnolet, en bordure du périphérique parisien, s'élèvent deux tours jumelles dont l'architecture s'inspire du World Trade Center de New York : les Mercuriales. Ces “Twin Towers” françaises, deux tours de bureaux parfaitement identiques construites en 1977, sont hautes de 122 mètres, comptent chacune 33 étages et portent le nom de Tour Levant (à l'est) et Tour Ponant (à l'ouest). Elles devaient être le point de départ d’un grand quartier d’affaires dans l'esprit de la Défense mais cela n'a jamais eu lieu. N’ayant subi aucune rénovation depuis leur construction, et devant être prochainement reconverties en hôtels, les bureaux et espaces désertés ont été loués à prix modique à une population de créateurs et d’artistes, en attendant le début des travaux. La dizaine d’étages mis à disposition était géré par Soukmachine, des spécialistes de la location de lieux atypiques vides entre deux fonctions.
Brainto a fait partie des (heureux) locataires temporaires de bureaux dominants, dans un aérien 29e étage, pendant quasi deux ans (jusqu’en septembre 2022) et nous avons donc conservé un petit lien sentimental avec ces belles jumelles. Leur taille, leur incongruité, leur destinée ratée, leur look années 80, font des Mercuriales un endroit inspirant : elles ont par exemple campé le décor d’un objet cinématographique assez expérimental et étonnant (à voir) : Mercuriales, un film français réalisé par Virgil Vernier, sorti en 2014. Puis nous avons découvert avec plaisir (et après notre départ) une voisine photographe, Silvana Reggiardo, également très inspirée par ces sœurs iconiques. Dans sa série photographique “La Mercuriale (From my window)”, une des tours occupe la totalité du cadre, et au vu de l’aspect grumeleux de l’image, le plan serré est obtenu par les opérations successives du zoom de l’outil puis de l’agrandissement numérique. Ne subsiste que la simple forme de l’édifice : une surface parallélépipédique, les détails se diluant dans le grain. Cependant, les images sont très différentes les unes des autres et produisent une magnifique variation picturale autour de ce bloc lisse. Des explications s’imposaient.
Silvana Reggiardo : " Depuis mon domicile, j’aperçois au loin l’une des deux tours aux façades vitrées des Mercuriales, qui se dresse porte de Bagnolet. J’ai pris pour habitude de la photographier régulièrement avec un smartphone entre l’aube et l’aurore depuis la même fenêtre de mon appartement. Selon les heures de la journée, par le jeu des réflexions du soleil sur les surfaces de verre, les différents plans de la façade semblent s’allumer ou s’éteindre. Les conditions climatiques jouent aussi sur le rendu des couleurs et de la forme de l’objet photographié : la brume adoucit les contrastes, les couleurs se diluent dans les demi-teintes, et la silhouette de l’édifice s’estompe. Chaque nouvelle prise de vue offre une nouvelle expérience de la lumière, et la perception s’aiguise dans la répétition du geste photographique. "
Silvana Reggiardo : " Comme un grand nombre de mes projets, cette série a démarré d’abord par une image réalisée sans intention préalable. Tout a commencé par ce geste systématique, devenu presque automatique, pour un grand nombre d’entre nous, de mettre en ligne des images sur Instagram. J’ai photographié avec mon smartphone l’une des tours, j’ai zoomé, agrandi et recadré l’image, et l’ai postée sur la plateforme. Cette image, dans sa référence à l’architecture du tertiaire, résonnait avec mon travail artistique, et j’ai commencé à regarder cette tour autrement... J’ai répété le geste, et c’est dans l’accumulation des images qu’est née la série, dans les infinies possibilités offertes par les variations de la lumière sur les façades vitrées de la tour. "
Silvana Reggiardo : " Pour trouver l’inspiration, j’ai besoin de réunir certaines conditions : celles qui favorisent une disponibilité d’esprit, indispensable pour être réceptive aux choses, et à ce qui advient. La flânerie, la déambulation, la marche m’aident à entrer dans cet état de concentration et de disponibilité qui ouvre à l’expérience des choses et du monde. Aussi, les sources d’inspiration, je les trouve dans mon environnement immédiat, je démarre toujours par une image réalisée dans ces moments un peu particuliers. "
Silvana Reggiardo : " Ma pratique artistique s’est développée dans l’expérience de la vision. Les mises en scène de l’espace urbain offrent une théâtralité et une richesse d’expériences qui ont fait de la figure du flâneur, oisif et observateur, un personnage emblématique des rues de la ville moderne. Comme de nombreux artistes et photographes, je me reconnais dans cette figure. "
Silvana Reggiardo : " La récurrence des fenêtres et vitres d’immeubles dans mon travail est certaine. J’ai commencé par photographier des vitrines, puis des fenêtres, d’abord pour la frontalité qu’elles induisent par la théâtralisation des intérieurs sur lesquels elles ouvrent. Ensuite j’ai été attirée par les qualités optiques des écrans vitrés des façades qui, selon les propriétés du verre ou l’orientation de la lumière, peuvent laisser traverser le regard ou ouvrir sur les hors-champs du cadre. "
Silvana Reggiardo : " Je travaille avec les moyens du bord et avec du matériel léger (smartphone, appareil photo compact de poche, reflex 24x36), mais avec des objectifs macro et des longues focales. La macro me permet de chercher le détail, d’aller à la surface des choses, les longues focales de réduire les effets de profondeur et d’aplatir les images. J’ai toujours travaillé dans l’accumulation des images, et avec les possibilités offertes par le numérique cette propension s’est accentuée. Je travaille à partir de très gros corpus, où la place subjective de l’opérateur, dans le " cadrage " par exemple, s’atténue de plus en plus. En revanche la finalisation de l’image est très importante pour moi, j’attache une grande importance à la relation qu’entretien la photographie avec son support, où elle s’enrichit des qualités optiques du support lui-même. "
Silvana Reggiardo : " En ce qui concerne l’arrivée de l’Art dans ma vie, c’est simple : j’ai été happée par une image, et j’ai bifurqué. "
Silvana Reggiardo : " Puisque c’est par Instagram que vous avez découvert mon travail voici un compte que j’apprécie particulièrement : national _museum_of_eelam, un projet artistique développé par Simon Pierre Coftier et Jeyavishni Francis Jeyaratnam autour d’une collection d’objets associés à la diaspora tamoule. Sur Instagram les photographies de ces objets sont accompagnées de courts récits d’exil. Ces types d’objets sont ceux qui nous accompagnent souvent dans notre quotidien et dont les images circulent en un flot continu autour de nous. J’apprécie particulièrement ce travail car il montre comment, dans le contexte de l’exil, ces objets modestes prennent la charge symbolique du talisman, dernier lien à une géographie arrachée. "