La hollandaise Scarlett Hooft Graafland nous emmène par ses photographies surréalistes à l’autre bout du monde, de l’Altiplano bolivien à l’Arctique canadien. Avec elle, la photographie est le témoin de ses voyages en solitaire, en immersion longue durée aux côtés des locaux sans qui son travail n’existerait pas. Le voyage en solitaire pour se reconnecter aux espaces naturels visités et comprendre d’où l’on vient, aller à la rencontre de l’autre et observer le monde qui change. Redevenir selon la pensée de Rodolphe Christin, auteur du Manuel de l’antitourisme, des voyageurs et non de simples touristes au service de la mondialisation. Une ode photographique au Slow Travel, vitale dans notre monde qui brûle.
L’un des principes de base du Slow Travel consiste à disparaître dans le paysage, s’y fondre plutôt que de prouver par tous les moyens possibles notre présence aux quatre coins du monde. Scarlett Hooft Graafland, justement, a nommé Traces ses projets photographiques, une réflexion autour de ces traces que l’homme laisse partout où il passe. Les Traces de Scarlett sont ces simples instants capturés, déclencheurs de réflexions sur notre propre place dans cette nature illimitée qui nous survivra, même si nous persistons à détruire notre écosystème. " J’espère que mes photos montrent une manière différente de regarder le monde » exprime l’artiste. Changeons de regard, adoptons les lunettes oniriques de Scarlett Hooft Graafland et prenons enfin conscience de notre fragilité.
Avant de plonger son public dans cet univers photographique mystérieux et méditatif, où l’humain et la nature ne font qu’un, Scarlett Hooft Graafland a commencé par étudier la sculpture. Un moyen pour elle, déjà, de se reconnecter à l’endroit où elle vit, aux origines des choses. Ce qui l’a même amenée à devenir membre de l’association locale des castors, quelque part dans l’État de New York.
Elle nous raconte : " Avant de me lancer dans la photographie, j’ai commencé par étudier la sculpture aux Pays-Bas, puis plus tard à Jérusalem, et enfin j’ai fait un Master en sculpture à la Parsons School of Design à New York. J’ai toujours été sensible au travail sur site, aux chantiers. Cela répond à un questionnement profond sur l’endroit où je vis. Par exemple, à Jérusalem, j'ai commencé à travailler avec des sculptures en savon d'une savonnerie traditionnelle de Cisjordanie, et à New York j'étais fasciné par l'histoire de la ville, comment tout a commencé avec le commerce des peaux de castor. Je suis donc devenue membre d’une association locale autour des castors dans le nord de l'État de New York et j'ai tenté d’interagir avec une colonie de castors dans cette région. Pour les laisser ronger certaines formes sculptées par exemple, et j'ai documenté tout cela par la photo. Plus tard, j'ai commencé à réaliser que les photographies devenaient l'œuvre d'art elle-même, alors je me suis mise à me concentrer davantage sur la photographie et j'ai acheté un appareil photo analogique moyen format. Ce que j’aime particulièrement dans la photographie c’est de pouvoir communiquer sur tant de niveaux différents juste avec du visuel, ainsi que la portée incroyable que peut avoir ce média. "
Scarlett Hooft Graafland : " Mon premier voyage photographique a été l'Islande. J'avais des idées de performance, je voulais obtenir cette image d'une femme nue allongée sur les toits des maisons. Pour montrer la vulnérabilité de la peau nue, sans la protection d’un toit construit. À cette époque je n'avais même pas mon propre appareil photo. Une photographe espagnole que j'ai rencontrée à Reykjavík m'a aidée à filmer mes performances avec son appareil photo Hasselblad moyen format. Après avoir vu les résultats, j'ai été convaincue de me concentrer sur la photographie et d'acheter mon propre appareil photo. "
Scarlett Hooft Graafland : " Aujourd’hui, je dirais que je suis une artiste photographe qui utilise le monde comme ma toile. Je voyage dans des endroits lointains et dans ces voyages je cherche des communautés qui vivent près de la nature. Je suis fascinée par le pouvoir de la nature et sa liberté illimitée, contrairement à la culture locale et à ses conventions. Peut-être parce que je suis née et que j'ai grandi aux Pays-Bas, où chaque partie de la terre a été planifiée et agencée par l’homme et ses besoins, mais j'aime l’idée d’aller dans des endroits où l’on peut découvrir l'immensité de la nature sauvage. Et il est intéressant de voir comment je me rapporte à ces lieux souvent austères et aux locaux. Parce que je suis toujours à la recherche de personnes prêtes à m'aider dans mes projets. "
Mais justement, comment s’y prendre pour réussir à convaincre les locaux de ces terres isolées de participer à ses mises en scène ? On l’interroge sur sa démarche.
Scarlett Hooft Graafland : " Je pense que ce qui aide vraiment, c'est que je viens seule. Je peux ainsi entrer plus facilement en contact avec les gens du coin et je vis le voyage plus intensément. Mais c'est aussi parfois un peu dangereux, je n’ai pas de back-up. Je dois donc faire confiance à ma boussole sociale, celle qui m’indique à qui faire confiance, etc. Dans un pays étranger et lointain, c’est un vrai pari, il est plus difficile de mesurer où se trouvent les dangers. Et puis dans le désert, par exemple, les dangers de la nature ne sont pas quelque chose dont je suis familière ou que j’ai appris petite. Mais je suis vraiment intéressée par cette intervention auprès des communautés locales. J'aime rester avec les gens, loger chez eux, essayer de mieux comprendre un lieu, avoir une expérience de première main. Et ainsi gagner une certaine forme de confiance. Dans tant d'endroits très reculés, j'ai trouvé des gens gentils, des gens qui voulaient m'aider dans mes projets. Cela m'aide aussi à aller dans de nouvelles directions, et cela crée parfois des résultats surprenants que je n'aurais jamais pu inventer seule à la maison. "
Scarlett Hooft Graafland : " Je passe beaucoup de temps avec certaines de ces communautés, j’ai passé six mois avec les Inuits dans l'Arctique canadien, près d'un an au total dans les hautes terres de Bolivie, près de six mois à Madagascar, six mois en Chine, et être capable de passer autant de temps dans des mondes si différents, cela vous donne le temps de réfléchir et d'apprécier les habitudes culturelles spécifiques liées à un environnement naturel, et aussi de prendre conscience des problèmes environnementaux, qui sont universels. J'espère que mes photos montrent aussi une manière différente de regarder le monde. "
Sa démarche m'évoque celle d’une autre artiste du voyage, Sidney Léa Le Bour, photographe documentariste qui, elle, parcourt le monde pour témoigner des pratiques de travail extrêmes et des lieux où la nature devient danger, des carrières de calcaire en Égypte aux mines de soufre sur le volcan Kawa Ijen à Java. Elle dort chez l’habitant, se déplace en auto-stop, échange avec les travailleurs qu’elle suit dans leur journée et le raconte très bien au micro du podcast Les Baladeurs du magazine de l’outdoor Les Others. Par ici.
Scarlett Hooft Graafland : " Je fais toujours des recherches avant d’arriver sur un lieu, en essayant par exemple de me connecter avec les artistes locaux. Dans beaucoup d'endroits où je suis allée, le monde globalisé est encore loin. Et cela peut être un vrai soulagement. Les choses sont plus simples quand il n'y a presque pas de magasins, quand on vit encore en partie de la terre, qu'on a peu d'attractions à visiter. Là où il n'y a pas de réseau disponible pour les téléphones portables par exemple, c'est aussi rafraîchissant. Comme au bon vieux temps. Les choses deviennent moins échangeables et plus uniques. "
Comme beaucoup de voyageurs, Scarlett Hooft Graafland cite l’Inde comme pays l’ayant particulièrement marquée. Ce voyage qu’elle a réalisé juste à la sortie du lycée, première expérience et première découverte d’un monde hors occident. Elle raconte avoir été absolument stupéfaite par ce pays, ses couleurs vibrantes, son mode de vie totalement différent. Et même si ce voyage, précise-t-elle, n'a pas été facile, c’est celui qui l’a convaincue qu’elle était capable de parcourir le monde. Elle nous livre ensuite quelques souvenirs d’un autre voyage photographique, sur l’île yéménite de Socotra.
Scarlett Hooft Graafland : " J'aime les paysages surréalistes, par exemple l'île de Socotra avec sa flore et sa faune uniques. J'ai été intriguée par les histoires que j'ai entendues sur cette île, à 300 kilomètres au sud du Yémen. Surtout le Dragon's Blood Tree, cet arbre endémique qui ne pousse que sur un petit plateau au centre de l'île. Cela a donné l’œuvre "Dragon's Blood" que j'ai réalisée dans cette forêt, une femme en robe rouge est suspendue à une branche de l'arbre. L'arbre est bien connu pour la sève rouge qu'il produit et qui a été utilisée comme peinture pour les hiéroglyphes en Égypte, ce qui a inspiré les Romains à appeler l'arbre "Dracaena Cinnabari". Pendant mon séjour à Socotra, une amie d'un de mes amis se trouvait sur l'île, une jeune photographe de guerre de Sanaa. Elle m'a aidée à faire la photo "Burka Balloons". Je voulais faire des images plus joyeuses des femmes en burqa, quelque chose de différent de ce que nous voyons tellement dans les médias occidentaux. J'aime jouer avec les silhouettes noires des femmes, semblables aux longs ballons ronds blancs. "
Scarlett Hooft Graafland : " La première chose que je fais quand j’arrive dans un endroit est de trouver les "bons" habitants, c'est l'une des parties les plus importantes de mon travail. Sans eux, je ne vais nulle part, ils sont mon entrée dans un nouveau monde. Cela peut prendre beaucoup de temps pour trouver une bonne équipe, des gens qui ont une certaine compréhension de ce que j'essaie de faire, une attitude similaire. Souvent, ces contacts passent par des amis d'amis, quelqu'un qui connaît quelqu'un dans tel pays. Généralement je pars avec des idées en tête de ce que j’aimerais faire quand je vais dans tel endroit précis. Mais sur place, ça ne fonctionne pas toujours. Il faut rester dans un endroit un certain temps pour mieux en comprendre la culture, découvrir les paysages et surtout faire l’expérience du temps et des changements qu’il amène sur les territoires… Parfois je dois aussi convaincre les gens de coopérer, cela peut prendre pas mal de temps. Et je suis persuadée que la magie n'est pas quelque chose que vous pouvez planifier. "
Scarlett Hooft Graafland : " Dans tout ça, il faut avoir aussi un peu de chance, que se réunissent par hasard, la lumière, les nuages, les bons matériaux, les bonnes personnes… Et puis les gens avec qui je travaille sont plus spontanés quand je le suis également. Si je leur dis exactement quoi faire, cela devient plus raide, plus posé, et vous pouvez vraiment le sentir lorsque vous regardez la photo. Mon travail, c’est cette joie de créer des images avec une certaine ouverture d’esprit qui permet de laisser des choses se produire, tout en gardant un certain contrôle malgré tout. "
Scarlett Hooft Graafland : " J'emporte toujours avec moi mon Mamiya 7 II, un appareil photo argentique moyen format facile à utiliser. J'utilise toujours l'appareil que j'ai acheté il y a 19 ans chez B&H à New York, très solide et pas trop lourd. Toutes mes photographies sont prises avec un appareil photo argentique sans aucune manipulation numérique et tirées directement à partir du négatif. De cette façon, en préservant le pouvoir de la photographie - en raison de sa capacité à documenter la réalité - elle peut à mes yeux également représenter l'irrationnel et le fantastique. "
On l’interroge enfin sur la place du propos écologique dans son œuvre, et Scarlett Hooft Graafland conclut notre interview avec ce fabuleux message : "Cultivons l’humilité."
Scarlett Hooft Graafland : " Lorsque je prends une photo, j'aime traiter la nature comme une coautrice. Ce que je souhaite, c’est amplifier la liberté d'expression de la nature. Et ainsi la faire en quelque sorte commenter le sujet. J'aime faire l'expérience de la nature comme une force si puissante. Nous, les humains, pensons peut-être que nous gouvernons le monde, mais en fin de compte nous n’en sommes qu'une infime fraction. C'est pourquoi j'utilise ces figures humaines, toujours petites dans le paysage, comme un rappel : nous n'en sommes qu'une petite partie. "
Une question particulièrement bien évoquée dans un petit essai paru à la rentrée chez Seuil, “Par-delà l’androcène”. Un manifeste écoféministe qui plairait sûrement beaucoup à Scarlett Hooft Graafland, car il évoque finement ce rapport déréglé de l’Homme à la nature et invite à repenser notre présence au vivant. On vous laisse sur cet extrait à méditer tout en contemplant les images de Scarlett, bien entendu : « Distinguer nature et culture, civilisé et primitif, sauvage et discipliné, nous oblige à tracer une frontière, une ligne, à hiérarchiser. Malheur à qui se retrouve remisé du côté de la nature. [...] Ceux-là mêmes qui ont théorisé cette séparation absurde se sont identifiés à la culture et, évidemment, à l’action et à la noblesse. Ils ont relégué tout le reste, les animaux comme les femmes, les autochtones, les escales et les enfants, à la nature et à la soumission. »