C’est en lisant un article sur la disparition des forêts primaires en France hexagonale que Léa décide de s’intéresser à la question de notre impact sur la nature et de témoigner des dernières forêts « intouchées » et protégées qui survivent encore dans notre pays. La photographe avait déjà commencé un travail sur les survivalistes, avec pour point de départ l’année 2012, et cette prétendue fin du monde annoncée par le calendrier Maya. Après un livre et plusieurs expositions sur le sujet, Léa Habourdin réalise la série Sur les ruines (d'un futur que nous ne vivrons pas)”. Elle pense alors la cabane comme « un élément de refuge et de jeu, une image fantasmée ». Qui n’a jamais rêvé de réussir à construire sa propre cabane ? De savoir allumer un feu ? De la même manière que l’on récolte le bois pour faire du feu, Léa Habourdin souhaite pour sa nouvelle série « trouver une façon de cueillir le végétal ». C’est comme ça qu’Images-Forêts a commencé. 

Léa Habourdin : " Depuis toujours, dans mes recherches, il y a cette sensibilité aux mondes animaux, et par extension aux milieux vivants dans leur entièreté. J'ai toujours eu le besoin de travailler comme ça. Lorsque en 2019 j’ai présenté le dossier pour cette série, l’idée de perte et l’angoisse qu’elle entraîne étaient déjà très présentes chez moi. Nous parlions quand même de la sixième extinction. J’étais très éco-anxieuse et solastalgique, comme beaucoup de personnes de ma génération. Partir à la rencontre des petites filles de nos forêts primaires pour en ramener des images évanescentes, faites à partir de pigments végétaux ou tirées à la chlorophylle, c’était pour moi une manière de parler à la fois de ces lieux rares mais aussi de leur fragilité et du poids que nous avons sur ces lieux. "
" Il s'agissait pour moi de parcourir des forêts intouchées et d'en ramener une image qui ressemble à ces rêves qu'on en fait, de ce qu'on pense être un endroit vierge, de ce qu'on appelle le sauvage. "

Ce qui m’a le plus frappé en découvrant cet été l’exposition de Léa aux Rencontres d’Arles, et qui a suscité mon envie très forte de présenter son travail ici, c’est l’intelligence avec laquelle elle est parvenue à faire se répondre et se rejoindre le fond et la forme. Quand on pénètre dans la salle consacrée à Léa dans ce très chouette lieu qu'est La Croisière, ce qui retient immédiatement notre attention c’est la présence de ces volets bleus aux murs. Que cachent-ils ? La première envie, c’est bien sûr de foncer les ouvrir, voir ce qu’ils protègent. Mais alors on parcourt les textes qui accompagnent l’exposition, et on comprend que derrière ces volets se trouvent des images fragiles, comme nos forêts, des tirages appelés anthotypes, qui réagissent éternellement à la lumière, tout en ne résistant pas à la lumière diurne. Plus on regarde l’image et plus elle disparaît. Notre action, celle d’ouvrir les volets pour regarder, entraîne leur disparition progressive. Ce qui était ne sera alors plus qu’une image fantôme. Et le dilemme commence. Doit-on profiter de l’exposition ou préserver les photographies ? Protéger ces images devient une manière de protéger la nature. Et ce dilemme est cruellement actuel. Peut-on continuer à voyager et découvrir le monde quand on connaît l’impact du trafic aérien sur les émissions de CO2 ? Peut-on continuer à regarder les matchs d’une coupe du monde qui se tient au milieu du désert dans des stades ultra-climatisés ? 

Léa Habourdin fait partie de cette génération charnière, qui doit repenser ses modes de fonctionnement, accepter de couper court à certaines habitudes polluantes, se priver pour préserver un avenir vivable. C’est la génération de la solastalgie, définie par le philosophe Glenn Albrecht comme « la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. Il s’agit de l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu. » L’artiste le sait, son travail est lui aussi voué à disparaître, à ne pas laisser de traces. 
Léa Habourdin : " Ces anthotypes sont faits pour vivre leur vie, ils sont fragiles comme l'est notre corps, et c’est ce qui les rend touchants. "

Découvrir ce travail photographique, c’était aussi découvrir une manière moins polluante de réaliser des images. Aux côtés des anthotypes protégés par les volets, et réalisés en extrayant la chlorophylle photosensible de végétaux, d’autres tirages, plus pérennes mais néanmoins évanescents, imaginés à partir de pigments naturels. La couleur des pigments domine sur l’image, le rouge des coquelicots, le jaune des feuilles de cèdres, le noir du chêne et du charbon…

Léa Habourdin : " J’ai pensé à ces lieux pendant deux années, mais je suis restée quelques jours tout au plus au cœur des forêts et c’est tant mieux car l’humain y est un élément très perturbateur. J’ai eu la chance d’être accompagnée dans ce projet par des forestier.e.s et conservateur.rice.s avec qui j’ai eu des interactions passionnantes. Les forêts sont des lieux éminemment politiques. Vouloir les « gérer », cela n’a aucun sens. Sur ces territoires sont tricotées les vies de multiples êtres vivants, animaux sauvages, insectes, humain.e.s, végétaux… "

Léa Habourdin : " La conception de l’exposition en elle-même s’est faite de concert avec Aurélia Marcadier et l’équipe des Rencontres d’Arles, qui m’ont donné de précieux conseils. Je cherchais à transmettre au public ce que j’avais ressenti en réalisant la série. « Ai-je le droit d’arpenter ces forêts pour faire mes photos ? Est-ce que je ne devrais pas plutôt ne pas y aller et laisser cet endroit préservé des regards ? »... En traversant la forêt, je l’abîme forcément un peu. Lorsque le visiteur ou la visiteuse doit prendre la responsabilité d'ouvrir ou non les volets, c'est le même sentiment qui s'opère. C'est une réflexion avec nous-mêmes. Et de la même manière que certain.e.s jettent leur mégots sur la plage, certain.e.s ont laissé les volets ouverts en quittant la salle. "

Léa Habourdin : " J'ai passé la semaine d'ouverture des Rencontres à mener des visites, à répondre aux questions, à expliquer et montrer. J’ai eu beaucoup de retours joyeux, les gens appréciaient notamment le côté « vécu » de l’exposition et la prise de décision, et donc de responsabilité, d’ouvrir ou non les volets. J’ai pris le temps d’expliquer tout ce que j’avais vu et lu, tout ce qu’on m’avait raconté et transmis et que je voulais faire passer à mon tour. J’ai néanmoins fait très attention à ne pas dire des choses trop arrêtées sur ces sujets sensibles, alors que je vis moi-même à Paris et que je n’ai pas de connaissances profondes sur ces questions. Doit-on fermer les forêts ? Est-ce que l'ONF coupe trop ? Les gestionnaires des forêts sont-ils insensibles ? Ce sont des questions auxquelles je n'ai bien sûr pas de réponses toutes faites, mais sur lesquelles il me plaît de réfléchir ensemble. Avec mon travail, j’aimerais ouvrir des espaces de dialogue. Si, après avoir vu mon exposition, quelqu'un.e repart en pensant à la forêt, en sachant qu'il en existe plusieurs, qu'elles sont toutes vivantes mais à des niveaux différents de naturalité, et qu’il.elle garde en lui/en elle l'émotion de penser à une forêt primaire, alors j'estime avoir réussi ce que je voulais passer avec cette exposition. "

Depuis, Léa Habourdin a continué à explorer les forêts, notamment à travers une résidence dans le Vercors, en pleine nature, à la Villa Glovettes, et exposera encore plusieurs fois ses “Images-Forêts” au cours de l’année 2023. Suivez-la par ici pour être au courant des prochaines dates. Et si vous êtes intéressé.e par le sujet de l’écologie culturelle et souhaitez poursuivre la réflexion avec vous-mêmes, on vous conseille de faire un tour sur le site du média carbo, consacré à la question et de relire les propos de Scarlett Hooft Graafland, sur Brainto, juste ici

Léa Habourdin par la photographe Romy Alizée dont on vous a parlé ici.

Pigments : Michel Garcia
Sérigraphie : Tristan Pernet alias French Fourch
Papier : Fedrigoni
Ce projet a reçu le soutien à la photographie contemporaine du CNAP en 2020