Joindre l’utile au merveilleux, voilà une belle idée. Ememem, le raccommodeur de bitume, répare les trous dans vos trottoirs et vos rues avec de magnifiques mosaïques. Un street art que personne ne pourra jamais qualifier de vandale. C’est plutôt l’art de cicatriser la rue, par ce chirurgien esthétique spécialisé en macadam. 

Ememem est le pseudonyme d'un artiste connu depuis 2016 pour son art urbain qu'il a totalement inventé et joliment baptisé "le flacking". Dans la suite de cet article, Il va nous expliquer en détail la naissance et la pratique de sa discipline réparatrice, puisqu’il a eu la gentillesse de répondre à nos questions
Pour nous, le "flacking", c'est l’art d'élaborer des flaques de toute beauté…

Quand on tombe sur ces images de pansements de bitume, on se dit de prime abord que c’est une idée tellement évidente et jolie qu’il n’y même pas à en discuter. Nous, devant ces réparations colorées, on est heureux comme des enfants à qui on propose des pansements décoratifs, ça nous fait oublier le reste. Après avoir envahi Lyon d’où il démarré, il s’attaque aux trottoirs de Paris et de nombreuses villes d’Europe (Norvège, Ecosse, Allemagne, Italie et Espagne...), semant depuis 2016 une collection d’environ 400 pansements pour trottoirs (en Arles récemment par exemple). Cela lui prend pas mal de temps pour chaque "pansement", car il les soigne, et du coup, leur rareté en fait aussi des petits joyaux à chiner. Un peu comme pour les SpaceInvader du céramiste Invader, il commence à exister des cartes les géolocalisant, pour vos futures chasses au trésor.

Ce qui est surprenant devant les interventions de Ememem, c’est qu’on a l’impression que les mosaïques sont en dessous et recouvertes par le bitume. Comme si tout le sol était pavé de mosaïques qui apparaissent à quelques endroits. Ce qui est une perspective imaginaire inversée assez magique. Laissons maintenant la parole à ce street artist inattaquable par des âmes chagrines anti-déprédations urbaines, car lui, il répare
Et en plus, il raconte très bien son art.

Ememem : "Avant d’être Ememem, j'étais "proto Ememem" : un artiste plasticien et mosaïste. Je cherchais, je cherchais, mais je ne trouvais pas. Un jour, j'ai rafistolé l’entrée de l’allée conduisant à mon atelier. Une vieille ruelle sombre et émoussée. Je lui ai fait des petits pansements colorés avec des chutes de céramique à ma disposition. Dans l’atelier suivant, c’est un énorme nid-de-poule qui m’accueillait chaque matin. Alors avant de me vautrer dedans, j'ai empoigné un jour une truelle et je me suis mis à lui faire un pansement sur mesure. Un manteau haute-couture greffé à même l’asphalte. Le premier "flack" était né et Ememem avec. Il s’était passé un truc. D'un coup, j'ai compris que j'allais passer le reste de ma vie à en refaire un autre, et puis un autre, et un autre"...

Ememem : "Je me suis organisé, non pas vraiment. Des gens sont venus m'aider dans mon projet, non, plutôt dans ma psychose naissante, car le rebouchage de trou est devenu une obsession. Donc, autour de moi s'est montée une petite équipe qui gère les projets, fait un peu de com, des assistants m'accompagnent sur les festivals ou les projets d'envergure... 
Et un jour on sera une multinationale et moi, un baron de la truelle".

Ememem : "Quand j'ai fait mon premier "flacking", c'est comme ça que j'appelle ma technique et mes œuvres, j'ai compris qu'il avait un truc puissant sous mes yeux. Les passants, leurs regards, leurs remarques, m'ont mis sur la voie aussi. La réparation, c'est quelque chose qui renvoie à la blessure, et donc à l'intime. L'idée c'était donc de mettre en valeur ce qui a été abîmé, et de le rendre plus fort et plus beau, de le mettre en lumière. La rue (que j'ai beaucoup tutoyée) subit aussi beaucoup de traumatismes, d'origines diverses : le camion du marché qui à force de passer fait craqueler le bitume, ou les manifestations indépendantistes qui laissent des trous à la place des pavés jetés aux forces de l'ordre"... 

Ememem : "En gros, le flacking, c’est un acte d’amour et de réparation, et de commémoration des événements grands et petits de la rue. A Lyon où il y a environ 300 flackings réalisés, mes œuvres se transforment un peu en carnet de mémoire de la ville. 
C'est aussi un acte d’appropriation d’un lieu (l’espace public) qu’on néglige alors qu’il devrait être la continuité naturelle de nos home sweet home douillets. Le flacking, c’est la technique aussi, le "rebouchage de trou" avec de la céramique, du verre, de la pierre, tout matériau assez résistant pour devenir un véritable "pansement pour trottoir" ou "flack". Le flacking, c’est la synthèse d’une forme (toujours celle faite par un trou dans la rue, pas de triche !) et de couleurs.

Ememem : "Un "flack", par extension, est le nom donné aux œuvres in situ. C’est une porte vers un monde où plus de beauté et de fantaisie sont possibles. C’est un petit message d’amour délivré aux semelles matinales. Car j'agis surtout de nuit, pour cueillir les passants dans leur quotidien".

Ememem : "Il y a sûrement beaucoup d’artistes et d’autres personnes qui m'inspirent, mais je n’arrive jamais à savoir qui citer en particulier. C ’est une question que je squeeze tout le temps. Dans ma créa en tout cas, il n’y a pas d’inspiration consciente directe. Dans le concret, je vais puiser dans le contexte du lieu où mon pansement va se greffer. Couleurs, ambiances... Et comme je ne fais que de la récupération de matériaux voués à la benne, je suis aussi pas mal contraint par ce que je déniche aux abords des lieux de pose. Je privilégie les matériaux au plus près du lieu de pose, et on contacte des personnes susceptibles de nous fournir nos matières premières à proximité. On est toujours bien accueillis et on recycle des merveilles. Cette technique est vraiment une technique low tech, c'est important de le dire. On peut encore inventer et faire des choses qui consomment peu d'énergie et ne demandent pas un savoir technique ou technologique inaccessible". 

Ememem : "Dans la pratique, je me balade avec ma mallette de premiers secours. Dedans j'ai de quoi prendre les empreintes du nid-de-poule à raccommoder : un treillis transparent, un marqueur. Une fois que j’ai patronné le trou, je lui concocte son pansement sur-mesure en atelier
Dans un dernier temps je retourne dans la rue et je greffe mon œuvre au mortier-colle". 

Ememem : "Dans les temps prochains, je commence bientôt la saison folle des festivals. Bretagne, Irlande, re-Bretagne, Italie et Suisse au programme sur un mois et demi. 
Avant ça j'habille un étage d'une résidence étudiante à Noisy-le-Grand". 

Ememem : "Je voudrais partager avec vous le travail de Evan Penny, il m'a bluffé avec ses œuvres à l'expo "hyperréalisme" (à Lyon) cette année. Déjà parce que je suis sensible à la sculpture et aux volumes, et avec Penny, le corps subit des distorsions impressionnantes et à la limite du psychédélique
Ça m'a surpris et ça fait du bien".

Nous, on lui donne d’ores et déjà le titre de baron de la truelle (parce que c’est un sacré beau titre) auquel on rajoute celui de prince du macadam parce qu’on n’est pas mesquins et qu’il le vaut bien. Et puis, il nous a tellement bien raconté sa discipline, c’est la moindre des choses. Merci Ememem !