Départ pour le Moyen-Orient avec les photographies sociales de la franco-thaïlandaise Aline Deschamps. Photographe documentaire, ses photos ont été publiées dans Le Monde, Libération ou Al Jazeera. Ayant vécu plusieurs années à Beyrouth où elle s'est installée par amour, la métropole libanaise s'est révélée être par la suite un véritable carrefour pour les journalistes. Les questions de l’identité et de l’exil parcourent son œuvre, sujets qui la touchent intimement, elle, métisse qui est née et a grandi en Thaïlande avant de s’installer en France.
Aline Deschamps n’imagine jamais ses séries photographiques avant son arrivée dans un pays qu’elle ne connaît pas. Ses sujets s’imposent plutôt à elle par des hasards, des rencontres. Elle dit avoir besoin de s’immerger profondément dans un pays pour dépasser les préjugés. Ne pas y plaquer des visions toutes faites, vues et revues, relayées par les médias occidentaux. Ses séries prises à Beyrouth ou Bagdad nous offrent une autre vision du Moyen-Orient, loin des clichés du misérabilisme ou du terrorisme. Aline Deschamps montre le Moyen-Orient par celleux qui l’habitent.
Aline Deschamps : " Mon père m’a offert un appareil photo quand j’avais 10 ans. C'était l'un des premiers appareils numériques, le genre qui coûtait alors 300 euros, sans même être d’une qualité incroyable. Adolescente, encore au lycée, je suis devenue jeune ambassadrice de l’Unicef. Mon rôle était de travailler sur les droits des enfants. Cela passe par différents matériaux et supports, j'ai donc décidé de faire une expo à 17 ans, avec des images que j'avais prises au collège - quand je photographiais des enfants en tant qu'enfant. Je les prenais à ma hauteur. La photographie ça a vraiment commencé comme ça."
Aline Deschamps : " J’ai toujours vu la photographie comme une forme de levier social, de transmission, d’invitation à témoigner et réfléchir. Mais c’est seulement en déménageant à Beyrouth, en 2019, que je m’y suis vraiment attelée. Je savais que je voulais faire de la photo, mais je ne savais pas trop comment. Et à Beyrouth, les choses sont venues à moi. "
Aline Deschamps : " Je suis fascinée par la manière dont les autres façonnent leur identité, sachant que pour moi (et je pense que c’est le cas pour toutes les personnes métisses entre deux cultures différentes) on se construit et on se perçoit en constante évolution. Mon questionnement a commencé quand je suis retournée vivre en Thaïlande, un peu avant mes 25 ans. J'ai grandi en Thaïlande jusqu'à l'âge de six ans, c’est ma première langue maternelle, j’ai fait une partie de ma jeune vie là-bas avant de bouger en France pour vivre avec mon père. Mais je me suis toujours dit que j'avais envie un jour de retourner à mes racines… Sentir les odeurs, reparler Thaï… Quand tu reparles ta langue maternelle, tout change, ta façon de penser se modifie. En retournant en Thaïlande je me suis rendu compte que les gens me regardaient d’une autre manière, parce que je suis métisse thaï. En allant vers les autres luk khruengs (métisses thaïs), en les questionnant sur leurs différents parcours et leurs différentes constructions, je trouvais des réponses sur mon propre parcours. J’ai fait une série sur les réfugiés parce que j'avais aussi de la famille qui était réfugiée. L’exil, on le vit tous un petit peu. C’est quelque chose qui m’a toujours touchée, les gens qui se créent une vie en dehors de leur pays d’origine. "
Revenons à la genèse de sa série « I am not your animal », une série qui a connu un fort retentissement et a fait connaître à la fois le travail photographique d’Aline et la situation de ces femmes migrantes, originaires de Sierra Leone, à Beyrouth, immortalisées avec dignité et bienveillance par la photographe. Elle nous raconte son point de départ.
Aline Deschamps : " Le confinement à Beyrouth en 2020 était très strict, on s’est tout simplement demandé avec mon copain comment faisaient les femmes migrantes pour survivre. Quand je suis arrivée à Beyrouth, c’était presque un tabou de parler de ça. Tous les expatriés me disaient qu’au Liban tout le monde a des bonnes. Ces bonnes que tu vois quand tu marches dans la rue, sur les terrasses, au supermarché. Tu es témoin de ce monde à plusieurs vitesses, qui paraît très hermétique. Ces femmes vivent chez leurs employeurs, tu as donc très peu d’accès à elles. On avait nous-mêmes une femme de ménage qui était philippine, et qui nous disait qu'elle était vraiment dans une situation compliquée. Pourtant, l’ambassade philippine était l’une des seules à aider sa communauté, avec des paniers de nourriture, des vols de rapatriement… C’est là qu’on s’est dit que ce serait intéressant de faire un article sur ces femmes migrantes, pour voir comment elles font pour travailler, pour avoir une sorte de sécurité, dans une ville où il n’y a aucun filet social, aucun chômage. "
Aline Deschamps : " On est allés rendre visite à la communauté philippine, et éthiopienne. Au Liban, il y a plus de 250 000 employées de maison, et les trois-quart sont des Éthiopiennes. On voulait faire un article sur les filets de solidarité qui se tissent entre elles. Et puis il y a cette fille de Médecins du Monde, avec qui j'étais en relation qui m’a dit un jour : " Aline, on sait que tu fais des photos, et nous, on a eu vent de ce groupe de femmes sierra-léonaises qui sont réellement dans la détresse. Est-ce que tu aimerais les rencontrer ? ". Je suis arrivée avec mes gros sabots, en leur demandant comment le confinement et le covid les affectaient. Et j'ai vu à leur regard que mes questions étaient complètement décalées. J’ai compris que ces femmes étaient non seulement employées de maison, mais qu’elles s’étaient échappées de leurs employeurs et vivaient à quinze dans un appartement, victimes de trafic humain. Quand tu leur demandes comment elles sont arrivées au Liban, elles t’expliquent qu’elles sont passées par la Guinée, qu’elles ont dû travailler quelques mois en Côte d’Ivoire, puis qu’elles sont passées par le Maroc, avant d’arriver à Beyrouth. C’est complètement fou, c’est un véritable réseau de corruption et de trafic humain pour rejoindre Beyrouth, parce qu’à l’époque la Sierra Leone empêchait ses ressortissants de venir travailler au Moyen-Orient. Je leur ai dit alors que j’aimerais vraiment les suivre. Je n’avais aucune idée de ce que ça donnerait, mais je voyais leur détresse et je sentais qu’il fallait documenter ça et essayer de les aider comme je pouvais, elles qui n’avaient même pas accès à Internet ".
Mais comment faire accepter à ces femmes la présence d’une photographe étrangère à leur côté, dans leur intimité ?
Aline Deschamps : " Quand je suis retournée les voir une deuxième fois, j’ai tout de suite vu la différence dans leurs regards. Elles avaient compris que je ne leur avais pas menti. À partir de là, une véritable relation de confiance s’est établie. Je ne leur ai rien promis, je leur ai dit que ce n’était pas moi qui allait résoudre leurs problèmes, mais que je savais qu’en médiatisant et en communiquant on mettait la lumière sur elles, et c’est allé très très vite. Pour elles, j'étais devenue une amie et le chaînon manquant qui leur permettait d'élever leurs voix auprès de la presse et d'autres organisations comme Anti Racism Mouvement ou l'OIM à Beyrouth. Mon rôle c’était de pouvoir les connecter entre elles, d'aider à élever leur voix. "
Aline Deschamps : " On a fait un premier article sur Africa Is a Country, un média assez engagé, basé à New York et fondé par un Sud-Africain. On a aussi lancé une campagne de financement pour permettre à ces filles d’avoir au moins de quoi payer un loyer et se nourrir. Il y a un des lecteurs de ce journal, et c'est fou, qui a directement mis 2000 euros dans la campagne. Ensuite, au fur et à mesure que les mois avançaient, on a compris qu'il n'y avait aucun intérêt pour les filles de rester au Liban, parce qu'on était dans un contexte d’effondrement économique. Une ONG qui s'appelle "This is Lebanon" qui suivait ce projet m'a donc conseillé de mettre un nouvel objectif de 50 000 euros pour rapatrier ces femmes.
Cela a été parmi les six mois les plus intenses de ma vie en termes de batailles quotidiennes, de soucis logistiques à régler. En allant les voir régulièrement, ne serait-ce que pour répartir l'argent, je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de beauté à voir ces femmes s'entraider. Plus la crise avançait, plus des femmes étaient jetées à la rue. Celles que je suivais accueillaient de plus en plus de femmes sierra-léonaises dans leur appartement, elles étaient passées d’une quinzaine de filles à une cinquantaine. Toute cette sororité entre elles, comme une sorte de famille, où l’on se rapproche autour des traumatismes vécus, c’était très fort. Et c’est ça que j’ai voulu documenter. "
Aline Deschamps : " Les images qui ont vraiment tourné, ce sont celles de ces femmes à la plage. Dans ma tête, j’ai toujours voulu les représenter avec du pouvoir, de la beauté, de la grâce. J’ai toujours été dans cette réflexion : comment montrer autrement ces femmes-là. Il faisait très très chaud à Beyrouth, et c’était affreux de vivre à cinquante dans un appartement. Je me suis dit que le seul moyen pour avoir un espace où respirer, c’était de les amener ailleurs. Mais à Beyrouth, il n’y a pas d’espace public, pas de parc. Le seul espace c’est la Corniche, où les gens font leur jogging, mais aussi une autre plage, complètement délaissée par les habitants, qui s’appelle Ramlet El-Baïda, ou "sable blanc". C'est là que se déversent ironiquement les égouts, et donc personne n'y va. C’est la plage des marginaux, de ceux qui n’ont pas d’argent pour se payer une plage privée. Les Palestiniens, les Syriens, les Bengalis… Je me suis dit que c’était le seul espace où ces femmes pourraient respirer, marcher librement. "
Aline Deschamps : « Quand je les ai amenées là-bas la première fois, ça a été juste incroyable. Ça a été comme un jour de repos, une libération de vie et de joie. La plupart ne savaient même pas qu’il y avait le littoral à Beyrouth, car elles ne sortaient jamais des appartements de leurs employeurs. Sur cette plage, elles redevenaient un peu féminines, mettant des grands chapeaux, alors qu’ailleurs elles étaient vraiment traitées comme des animaux, à dormir sur des balcons, à ne pas manger à leur faim, à être électrocutées par leurs patrons (d’où le titre de la série). Je voulais donner une réponse visuelle au traitements infligés à ces femmes, leur rendre justice. Ici, pleines de vie, à écouter de la musique, à danser, à jouer les actrices, elles reprenaient le pouvoir. "
Les images réalisées par Aline aux côtés de ces femmes sont accompagnées de lettres intimes à leur famille : " Je voulais qu'elles puissent s’exprimer par elles-mêmes, mettre leurs mots sur leur situation. Ne pas parler à leur place, collaborer avec elles. Ce qui leur donnait la force de survivre, c’était de communiquer avec leurs proches et de potentiellement pouvoir rentrer un jour chez elles, retrouver leurs enfants. Elles étaient comme dans un temps suspendu, ne sachant pas ce qui allaient se passer. Je trouvais que cette violence était importante à mettre en avant, de manière intime, en juxtaposant les photos avec les lettres qu’elles écrivaient, montrer la manière dont elles décrivaient la situation à leur famille. C’était une manière juste de les laisser s’exprimer. Même si elles ne parlent jamais dans ces lettres de violences sexuelles, alors qu’elles en sont toutes victimes par leurs employeurs. "
Deux ans après les photographies prises à Beyrouth, ces femmes ont retrouvé la Sierra Leone et leurs familles, grâce à diverses collectes de fonds et surtout grâce à l’attention médiatique générée par les images d’Aline. Cette dernière a d’ailleurs suivi et capturé leur retour joyeux au pays, libres.
En préparant cet article, j’ai parcouru les nombreuses images d’Aline et j’ai été frappée par le contraste entre sa série " I am not your animal ", présentant ces femmes exploitées, aux corps contraints et d‘autres photos publiées d’hommes torse nus à la plage sur son compte Instagram. Leurs corps libres, virils, sur cette fameuse Corniche de Beyrouth. J’ai donc voulu lui demander si cette mise en parallèle de situations radicalement différentes au sein d’une même ville était volontaire.
Aline Deschamps : " Ce n’était pas du tout un contraste voulu. C’était en fait une commande pour un journal hollandais, où l’on suivait un ancien militaire pour voir comment il faisait face à la crise. Lui, son exutoire face à tout ça, c’était d’aller se baigner à la Corniche. Je suis allée à la Corniche pour l'accompagner. C'était un vrai défi, parce que je le suivais, lui à moitié nu qui va nager, et je découvrais ce bloc de béton que je connaissais, mais que je n’avais jamais vraiment osé franchir. On y descend avec une espèce de corde et ensuite, il n’y a que des mecs. En tant que femme, tu n’y as pas ta place. Mais j’y suis allée, j’aimais me dire que là c’était l’homme qui était à moitié nu et la femme qui photographiait. J’ai été émerveillée par tous ces hommes qui faisaient comme si la crise n'existait pas. Ils bronzaient, ils allaient nager alors que c’est super pollué, et vivaient ce temps qui n’existe plus au Liban, loin des soucis. C’était un vrai concours de testostérone et en même temps, ils se mettaient de l’huile bronzante, un truc très homo-érotique alors qu’ils sont tous plutôt homophobes et inquiets de leur virilité. J’ai trouvé ce contraste fascinant et c’était très drôle à faire. "
Aline Deschamps : " Je suis allée vivre au Liban le premier jour de la révolution donc j'ai vraiment suivi toute l'évolution du pays. Je pense que la photo documentaire est une invitation à déconstruire, à voir les choses différemment. Je pourrais très bien juste faire un reportage sur les gens qui vivent dans la très grande pauvreté, mais j'essaye vraiment de sortir de cette approche misérabiliste et de montrer les défis autrement. Suivre ces nageurs, cela retranscrivait complètement la difficulté de la crise aussi. Et je pense que s'il y a un fil conducteur dans mes différents travaux, que ce soit en reportage ou dans des projets plus artistiques, c'est l’invitation à déconstruire des stigmas, c’est très politique, c’est tenter d'offrir une autre vision de la société. "
Aline Deschamps : " Aujourd’hui, je travaille sur un projet qui s'appelle Baghdadland. C’est un projet sur les parcs d’attractions en Irak, à Bagdad. En traversant Bagdad, je me suis rendu compte que c’était une capitale pleine de vie, comparée à Beyrouth, avec des parcs, des espaces publics. Et il y avait surtout beaucoup de parcs d’attraction, ce qui me semblait complètement fou par rapport à l’image présupposée qu’on a de Bagdad, comme d’une ville en ruine ou juste meurtrie par la guerre. Je trouvais ça dingue que personne n’en ait jamais parlé avant, contrairement au terrorisme, à la guerre, à l’invasion américaine... Ce qui ne fait que renforcer cette vision en Occident du Moyen-Orient comme un terreau explosif Alors, je suis allée visiter ces parcs d’attraction, qui sont vraiment des lieux de socialisation, les gens y vont en foule le week-end. C’est là où il y a des flirts, un espace de liberté, une bulle. Je vais retourner à Bagdad, avec ce même fil conducteur : essayer de donner une autre image du pays ou d’une communauté. "
Pour poursuivre cette déconstruction de nos visions incomplètes et déshumanisées du Moyen-Orient lancée par Aline Deschamps, Brainto vous conseille l’excellent podcast L’Orient à l’envers, un podcast qui lutte « contre le danger d’une histoire unique au Moyen-Orient », une histoire trop souvent réduite aux guerres incessantes et à la pauvreté.