Ardente combattante contre le “Monstre Image”, Léa Belooussovitch questionne la violence des images journalistiques auxquelles nous sommes chaque jour confronté.es. Entre art du réel et abstraction, elle défend le “sas d'empathie", un retour à la douceur, armée de crayons de couleur et de feutre textile.
En tant que journalistes, le travail de Léa Belooussovitch (française vivant à Bruxelles) a tout de suite trouvé un écho en nous : à travers son art, Léa engage une interrogation profonde sur le monde médiatique et ses pratiques, essentielle à l’heure du "tous médias". Elle s’attaque à ce qu’elle appelle le "Monstre Image", qui sature nos rétines d’horreurs : guerres, attentats, blessés sanguinolents et cadavres nombreux. Un monstre grassement nourri par les réseaux sociaux et cette course aux vues effrénée des grands médias, qui ne nous épargne rien. Tout est bon pour capter notre attention et la violence est un biais particulièrement efficace... Une violence devenue omniprésente et à laquelle nous avons fini par nous habituer. C’est vrai, on a tous.tes déjà connu ce sentiment de ne plus réagir avec autant d’émotions face aux photos d’un nouvel attentat, d’avoir l’impression d'être comme anesthésié.e. Léa Belooussovitch mêle feutre et crayons de couleur pour détourner, transformer, flouter l’horreur de ce "Monstre Image" et nous invite à nous reconnecter à l’empathie face aux drames. Discuter avec elle a mis nos cerveaux curieux en ébullition et a alimenté nos propres réflexions sur les médias.
Léa Belooussovitch : " Ma pratique de dessin s’inscrit dans une recherche sur nos relations aux images en lien avec la violence, la honte, les drames sociétaux, et cela prend différentes formes, du dessin à l’installation. Dans mon travail de dessin aux crayons de couleur sur feutre textile, je prends comme point de départ une image de presse dans laquelle je recadre. C’est un cadre dans le cadre, qu’il s’agit dans un second temps de dessiner à main levée, dans une volonté de flou assumée, démarche mentale mais surtout plastique, car c’est grâce au passage du crayon sur le feutre que les pigments se mélangent et engendrent d’eux-mêmes un rendu évanescent. J’ai commencé cette recherche dessinée de flou en partant d’une source nette quand j’étais étudiante à La Cambre, il y a dix ans. Cela a toujours été avec des images violentes, qui ne sont pas regardables très longtemps, et qui portent atteinte à une vulnérabilité humaine du domaine intime. Plutôt que d’alléger, il s’agit davantage de ramener un anonymat visuel à ces visages utilisés comme icônes médiatiques, de créer une distance qui rend regardable. Face au "monstre" qu’est devenu l’image dans nos vies, c’est aussi une parade, une forme de résistance à ce monstre et à son envahissement. "
Léa Belooussovitch : " Dans de nombreuses cultures, prendre une photographie signifie voler l’âme. On peut considérer que mes dessins seraient la manifestation visuelle de cette âme perdue. J’envisage mes dessins comme des " sas d’empathie ", qui se situent comme une surface entre l’événement qui a eu lieu, ses victimes et sa violence, et celui qui regarde. Il y a une part qui a été retenue à l’arrière (la violence) et une part qui est autorisée à arriver à l’œil (l’émotionnel). C’est une image abstraite, mais dont les teintes, étant donné qu’elles respectent les teintes d’origine, envoient au cerveau des signaux de reconnaissance de telle ou telle potentielle chose (un magenta rappelle le sang, un jaune doré le feu, etc). Les cadrages indiquent aussi que ce n’est pas simplement de l’abstraction pure, qu’il y a une base photographique enfouie. Je pense qu’on peut envisager plusieurs niveaux de lecture : on peut apprécier l’image pour ses qualités esthétisantes, puis lire le titre, se questionner, se souvenir peut-être, puis la voir d’un autre œil. "
Léa Belooussovitch : " Je crois que l'abstraction, justement, implique souvent plus de contemplation, d’appel à l’imaginaire et à la mémoire, que la figuration, et c’est ce qui me plaît dans cette lutte anti "Monstre Image". Aller vers l’abstraction à partir d’une image qui au contraire recherchait la netteté la plus précise, c’est la déconstruire, la faire voler en éclats et questionner sa véracité, ce que je trouve intéressant par rapport aux images qui nous informent de la violence du monde. Le regard humain commence par voir l’environnement, enregistre les diverses interactions, rêve : c’est le contraire de l’Image, qui cultive un regard sans imagination, elle essaye même d'éradiquer notre imagination du regard : en ce sens, l’abstraction pourrait apporter une réponse. "
Léa Belooussovitch : " Mon travail commence par une longue phase de recherches d’images, d’articles, de documentation. Je décide à un moment de me pencher sur tel ou tel sujet car il me touche, car il a une portée sociale et humaine forte, car il a été beaucoup diffusé ou non, et je veux qu’il passe par le filtre « œuvre d’art » pour être re-communiqué au monde. "
" Je suis confrontée à beaucoup d’images mais il y en certaines de la guerre de Syrie qui sont inscrites de manière permanente dans ma mémoire. Une fois qu’on les a vues, c’est trop tard, c'est très compliqué de ne pas s’en souvenir. "
Léa Belooussovitch : " Ensuite, je sélectionne des morceaux d’images : le cœur de l’action, les personnes en arrière-plan, les visages, les embrassades, les points les plus vulnérables. Puis, j’ai l’image à côté de moi, sur un écran ou imprimée, nette, et je commence à dessiner après avoir choisi mon format. Les formats respectent l’échelle réelle de ce qui est représenté (portrait, paysage, corps en entier à échelle 1...). Dans cette optique, le feutre donne un corps et surtout une échelle réelle à des images numériques. Je dessine avec mes crayons directement sur mon feutre, qui est lisse et blanc, et devient pelucheux, duveteux sous les mouvements des mines. "
Léa Belooussovitch : " Le feutre est un textile ancestral, constitué de fibres accumulées les unes avec les autres, c’est un non-tissé, très lisse et très dense lorsqu’il sort de la fabrication. Avec le travail de mes crayons, qui sont secs, cela vient décoller la fibre et la faire pelucher, produisant une réaction plastique qui fait sens, c’est comme si l’image venait sortir en avant et titiller l’œil. Mes crayons de couleur sont secs, fins, pigmentés ; ils sont résistants et les pigments se mélangent très bien dans la fibre, c’est presque un travail de peinture plus que de dessin. Le choix du feutre est également raisonné, c’est une matière isolante, protectrice, qui absorbe les sons, ignifuge, et par rapport au contenu des images desquelles je pars, cela apporte un "corps", un aspect presque charnel au sens de peau, une surface de protection presque curative, douce. "
Léa Belooussovitch : " Le travail de dessin aux crayons sur feutre est ma "marque de fabrique", c’est un travail que j’aime profondément faire et il y a encore beaucoup de pistes à explorer. C’est mon médium, la colonne vertébrale de ma pratique, et je pense que je l'utiliserai tout au long de ma carrière, comme un fil rouge. "
La naissance du numérique et des réseaux sociaux n’a fait qu’intensifier cette impression de saturation médiatique et de flots ininterrompus d’images, on est dans l’ère du flux, de l’info en continu, du streaming. Rien que sur Instagram, ce sont 100 millions de photos et de vidéos qui sont publiées chaque jour. Nous faisons donc face quotidiennement à un nombre infini d’images douloureuses, et en même temps, ne sommes-nous pas un peu aussi devenu.es tous.tes voyeur.ses ?
Léa Belooussovitch : " Les réseaux sociaux participent bien sûr à faire grandir ce “Monstre Image”, ils réduisent les êtres à des images. D’ailleurs en anglais, on dit "social media", "media", et non "réseau". L’image est modifiée, retouchée, montée, elle peut déployer sa fausseté. Par rapport à la violence, il est certain qu’elle est beaucoup plus vite diffusée, le côté voyeur est accentué, ce qui renforce l’impuissance à agir, mais en même temps, il y a certains aspects que je trouve intéressants, notamment certaines violences policières qui peuvent maintenant être filmées par n’importe quel passant et diffusées, devançant largement la presse et constituant des preuves implacables d’une violence qui existait depuis longtemps, mais dont on n’avait pas d’images. "
Léa Belooussovitch : " Je vois mon travail comme une recherche empathique, au-delà de l’effet "douceur" apporté par la matière et par le flou. Si par l’œuvre d’art, également Image parmi les Images, mais unique et physique, une émotion ou une réaction est véhiculée, alors quelque part, oui, elle va à contre-courant de ce “Monstre Image” qui dévore tout sur son passage. Les images numériques, qui ont rendu possible le fait de faire et partager des milliers d’images indéfiniment, sont prises dans un tourbillon de distribution, de capital et d’information qui finit par obstruer ce que je trouve essentiel et inné au regard humain : l’imaginaire. Si par l’œuvre d’art, l’imaginaire, qui nous a été absorbé par le Monstre Image, peut être sollicité à nouveau, alors c’est une bonne chose. "
Bien sûr, un monde médiatique surchargé de violence n’est jamais bon. Mais y être confronté.e, comme l’explique Léa Belooussovitch à propos de la possibilité aujourd’hui pour chacun.e de capturer et de témoigner des violences policières, c’est aussi avoir une meilleure connaissance de ce qui se passe pour lutter contre. Alors même que dans les médias la violence s'exprime sans filtre pour parler des migrants, des banlieues ou des attentats, le traitement médiatique de la crise climatique, dont l’urgence n’est pourtant plus en doute, et choisit encore trop souvent la légèreté, avec des vacanciers à la plage pour parler d’une vague de chaleur sans précédent. Les médias semblent nous épargner, là où au contraire, un peu moins d’abstraction ne ferait pas de mal car il est impossible de croire sans voir. Le combat artistique de Léa Belooussovitch contre le Monstre Image nous fait réfléchir à ce subtil positionnement de curseur, entre dévoilement cru et flou artistique.