Bercée par le multiculturalisme et l'art, entre Tel Aviv où elle est née et le Sud de la France où elle a été élevée, la photographe Julia Gat a grandi dans un cocon familial - un père chorégraphe et une mère artiste peintre - très éloigné des codes traditionnels. Pour elle et ses frères et sœurs, ses parents ont choisi l’école à la maison. Avec sa série “Khamsa khamsa khamsa”, “cinq” en arabe, Julia rend hommage à cette enfance joyeuse, libre et désinvolte.
J’ai découvert ses images à Arles, où elle a été exposée pendant l’édition 2022 entre les murs de la Croisière. J'ai été frappée par la tendresse qui se dégage de son archive familiale, ici réalisée non pas par des parents mais par une grande sœur, qui se fait le témoin, à même hauteur, des changements corporels caractéristiques du passage à l’âge adulte. Julia s’est formée seule, à la photographie comme au reste. Et l'on ressent son regard brut et sans préjugés sur l’enfance. Entre jeux d’enfants et lumières d’été évanescentes, j’ai eu l'impression de plonger dans un film, de retrouver quelque chose de l’esthétique de Virgin Suicides, le film de Sofia Coppola. Avec ce même regard au long cours sur l’enfance que celui du filmBoyhood de Richard Linklater, tourné pendant douze ans avec les mêmes acteurs. Chacune des images de Julia Gat semble raconter une histoire infinie, ses frères et sœurs devenus des personnages qu’elle apprend à connaître aussi par la photo. Pour reprendre un terme cinématographique, Julia nous livre son récit photographique de "coming of age”.
La photographie revient ici à sa vocation première : garder la trace éternelle. Qui n’a jamais rêvé d’arrêter le temps pour rester en enfance ? De partir au royaume de Peter Pan ? Julia touche au cœur de ce qui nous plaît tant dans la photographie, avoir l’impression, l’appareil en main, que nous possédons un certain contrôle sur le temps qui passe. À 10 ans, elle s'est fait la promesse de ne jamais oublier le regard de l'enfance, quand tout est nouveauté et curiosité, quand imaginaire et fiction se confondent, et qu’avec cette simple formule magique : « on a qu’à dire qu’on serait ", tout devient possible.
Julia Gat : " Je me suis toujours baladée avec un appareil photo ou une caméra à la maison. Mais c’est pendant l’été de mes 13 ans que j’ai décidé de réellement céder à cette passion. C’était l’été 2010, nous étions en Australie avec ma famille que je photographiais déjà sans cesse. Ma mère m’a alors conseillé de commencer une archive de mes photos, sous forme de blog, et depuis cette archive n’a fait que grandir. "
Sa mère évoque ainsi cette archive familiale : " Elle conserve ce monde dans lequel nous vivions, tel un lieu réel, qui autrement pourrait être confondu avec un rêve. "
Aujourd’hui, à seulement 25 ans, Julia expose, pour la première fois et en solo, tout l’été à Arles : " J'ai encore du mal à y croire. C'était pour moi le rêve absolu en grandissant, et en visitant le Festival en tant qu'adolescente - exposer à Arles. La boucle est bouclée. " Pour ses inspirations photographiques, Julia Gat cite le belge Harry Gruyaert pour " son travail incomparable sur la couleur " et l’anglais Martin Parr, pour sa " positivité vive ". Elle oscille entre argentique et numérique, et si elle reste sobre sur les retouches, la couleur prend une place prédominante dans son travail. Un maillot de bain rouge sur une serviette de plage bleue, une robe orangée devant des flammes flamboyantes…
Julia Gat : " la photographie a toujours représenté pour moi un outil de connexion : entre le photographe et son sujet, son environnement... L'appareil sert à la fois de bouclier vis-à-vis du monde extérieur et de pont direct vers l'autre. La photographie me permet de comprendre les interactions autour de moi, la relation entre les circonstances intérieures et extérieures. "
Cicéron le disait déjà, les yeux sont le miroir de l’âme, et c’est justement par eux que Julia Gat nous connecte intimement à celleux qu’elle photographie, ses frères et ses sœurs, qui deviennent les nôtres pour un instant. À Arles, je suis restée longtemps dans la salle qui lui était dédiée, envoûtée par leurs regards souvent frontaux, profonds et brûlants de vie. Impossible de détourner les yeux, de quitter la pièce. Ils me regardent, et je les fixe à mon tour.
Julia Gat : " Les premières images de cette série datent de 2012, j'avais alors 15 ans et je n’avais pas encore en tête l’idée de créer une telle archive. Au départ, photographier mes frères et sœurs et notre quotidien à la maison était une simple activité, une sorte de jeu que nous faisions ensemble. Au fur et à mesure des années, c'est devenu une recherche active et plus approfondie sur l'enfance, les dynamiques de groupe dans l'intimité, l’apprentissage et l'éducation alternative, puisque nous avons suivi l'instruction en famille, à la maison. Nos parents se sont adaptés au besoin de chacun, tout en nous laissant explorer librement certaines activités. Ces images représentent à mes yeux une certaine forme de liberté. "
Julia Gat : " Avec ma famille, nous avons déménagé d'Israël en France en 2007. Concrètement, nous avons grandi dans une bulle. Une bulle internationale, entre la culture israélienne et le paysage provençal. Mais ce qui m’a inspiré le plus, au-delà de cette enfance multiculturelle, c’est le monde imaginaire créé par nos jeux et nos personnages fictifs. Cette bulle dans laquelle nous avons grandi tous les cinq reste très chère à nous tous. Sa force était tellement présente dans notre enfance que maintenant, dès que nous sommes à nouveau réunis, l’air devient comme électrique. Ce projet photographique me permet d’honorer cet espace que nous avons créé entre nous. "
Julia Gat : " Je suis l'aînée de la fratrie, juste après moi se trouve Nina (22 ans), elle est pianiste de jazz basée à Paris. Michael, 20 ans, est lui aussi musicien, batteur et producteur, il est actuellement au Conservatoire à Aix-en-Provence. Jonathan, 18 ans, se prépare à entrer dans une école d’animation. Sara, la petite dernière, n’a que 15 ans, elle fait des tas de choses différentes. Elle m’aide notamment beaucoup sur mes tournages, mes shootings. Au fur et à mesure des années, en observant attentivement mes frères et sœurs par le biais de mon objectif, j'ai développé une véritable fascination pour ce processus complexe de passage à l'âge adulte qui s’est déroulé si près de moi. C'est l'histoire et la particularité de chaque personnage que je souhaite raconter avec ces images. "
Julia Gat : " Pour moi, photographier l'enfance, surtout dans le milieu intime de la maison ou de la famille, et non pas par la perspective du parent, est un acte politique. Le système dans lequel nous vivons révèle beaucoup de ses intentions dans la manière dont les enfants sont élevés. Depuis mon plus jeune âge, mes parents ont toujours fait des choix alternatifs concernant notre éducation, et pas toujours les plus évidents, mais en gardant toujours comme priorité celle de conserver notre esprit intact. En grandissant, j’ai réalisé à quel point cela était précieux. Avec cette série, j’avais envie de mettre en lumière ma reconnaissance d’avoir vécu cette enfance libre. "
Dans son livre publié chez Actes Sud, la première page s’ouvre sur une photo de ses parents à la plage, en Israël, dont le titre “À mes parents”, semble s’élargir à la série dans son ensemble.
Les photos de Julia illustrent avec force le passage à l’âge adulte par les corps, photographiés de près, dans une douce intimité qu’on ne peut posséder qu’avec celleux de sa famille. La barbe d'un frère, une première moustache, les muscles, les cheveux longs… Les physiques adulescents de ses frères et sœurs sont androgynes, le masculin et le féminin s’effacent dans une humanité plus large, déconstruite.
Julia Gat : " Le genre et la sexualité sont en flux constant, et j'ai toujours été intriguée de voir comment cela s'exprime à travers les corps. Ce focus sur l’intime me permet de retrouver une certaine universalité apaisante. Dans mon travail j’étudie les dualités omniprésentes chez l'humain : la force et la fragilité, le féminin et le masculin, l'enfantin et le mature… "
Julia Gat : " J'ai de la chance, mes frères et sœurs se sont vite habitués à mon objectif. L'appareil a toujours été entre nous, au début en tant que jeu, et maintenant en tant qu'activité qui nous renvoie à nos souvenirs d'enfance. Souvent, ce sont d’abord des moments capturés sur le vif, qui se transforment ensuite en séances de prise de vue improvisées. Typiquement, avec ma dernière sœur Sara, c'est son interaction naturelle avec son environnement qui m'inspire d'abord, mais elle se met vite à provoquer l'appareil. Je ne cherche pas à cacher la présence de celui-ci, mais plutôt à m'en servir pour approfondir notre interaction. La série a commencé véritablement en 2012, et les dernières images datent de l'année dernière. Le livre Khamsa khamsa khamsa, publié ces derniers mois chez Actes Sud, documente un chapitre et une phase dans notre vie qui est clairement finie, mais le projet en lui-même est en cours en permanence. Je ne cesserai jamais de photographier mes frères et sœurs. "
Julia Gat : " La vie est en mouvement constant. Ainsi, garder une archive de là où l'on vient est une manière essentielle de comprendre le monde qui nous entoure. Cette pratique qui consiste à chérir les bons souvenirs, à être reconnaissant de ce que nous avons vécu, connu, peu importent les expériences, est très puissante. "
Impossible, en échangeant avec Julia, de ne pas penser aux photographies brodées au point de croix de Diane Meyer et surtout à la réflexion que l’artiste soulève sur la manière dont nos photographies familiales finissent par se substituer à nos souvenirs réels.
Et pour nos lecteurs du Sud, Julia Gat exposera à la librairie Maupetit à Marseille à partir du 24 novembre.