C’est par la peinture qu’Amna Rahman a réussi à analyser et exprimer la crise identitaire de genre qui l’a habitée pendant ses études universitaires. L’art a été sa porte de sortie pour se comprendre dans un pays où l’on muselle les doutes existentiels, où chacun.e doit rester à sa place. Aujourd’hui, elle peint pour permettre à d’autres femmes de briser à leur tour les tabous qui les entravent. Dans ses toiles, l’artiste pakistanaise souhaite dépasser l’enveloppe physique qu’on présente au monde, biaisée à ses yeux par des siècles de domination masculine et de male gaze. Elle cherche à atteindre la multi dimensionnalité intérieure des êtres, à représenter cette différence entre les êtres sociaux que nous affichons en société et nos vrais "moi" intérieurs. Un jeu de masques et d’enveloppes… 

Série “Possessions”.

La peintre travaille à la peinture à l’huile, faisant évoluer par couches la couleur sur la toile, des teintes les plus sombres aux plus lumineuses, symboliquement. Si dans la vraie vie, les femmes pakistanaises sont isolées et soumises à leur famille et leur mari, dans les toiles d’Amna leurs corps se mêlent, leurs bras s’unissent pour ne faire qu'une, entre peau et chevelure. Elles nous regardent avec intensité et défi : parviendrons-nous à accéder à leur vraie identité ? On décrypte ce rapport corps et âme avec elle.

Une stimulation idyllique.

Amna Rahman : " Pour moi, la peinture est un moyen de maintenir le lien avec mon rôle en tant qu'être social évoluant dans la société pakistanaise. Elle m’offre un espace de liberté pour verbaliser ce que je ressens par rapport au monde qui m'entoure. Je me concentre principalement sur les constructions sociales et les défis imposés par les stéréotypes de genre et j'explore également la sexualité, les modèles et les comportements féminins. Je suis fascinée par la structure formelle de la figure féminine, comment le corps féminin est perçu dans notre vie quotidienne, comment il navigue et comment il se fait sa place dans ce monde patriarcal. La société a essayé de nous séparer ou de nous définir par la classe, l'éducation, les structures hétéronormatives, mais le corps est au-delà de tout cela. "

Le flux de la conscience.

Un parti pris artistique qui naît d’une remise en question intime et personnelle : " En grandissant, j’étais attirée par les femmes, et je suis sortie avec une fille à l’université. Ainsi, j’ai commencé à remettre en question profondément le genre, son rôle dans nos vies, et surtout à réfléchir à la manière dont nous pouvons exister en dehors des cadres imposés de la performance de genre, si nous arrêtions de jouer ces rôles, si nous avions le libre choix... Par mon travail artistique, je veux créer un espace sûr pour les femmes et réfléchir à la façon dont ces dernières ont toujours été utilisées comme des pions dans le grand échiquier patriarcal, et comment, en s’en libérant, elles pourraient accéder à leurs véritables instincts et pouvoirs. Je veux que ces femmes puissent être elles-mêmes, sans se soucier de ce que pensent leur père, leur oncle, leur frère.... Ces hommes ne se sentent autorisés à commenter les attitudes des femmes que parce que celles-ci ont toujours essayé de répondre aux besoins, désirs et opinions de ces hommes façonnés par des siècles de patriarcat. "

"Le soleil joue sur nous" de la série “plage”.

Des questionnements que la jeune femme a eu la chance de pouvoir verbaliser et affronter accompagnée par la présence forte de sa mère et au sein d’une famille progressiste qui lui a transmis le goût de l’indépendance.
Amna Rahman : " Je viens d'une famille matriarcale - ma grand-mère maternelle a divorcé de son mari, à une époque où c'était considéré comme un grand tabou au Pakistan. Elle ne se souciait pas du regard de la société. Mes parents sont également séparés. J'ai une mère extrêmement compréhensive, c'est la seule personne dont je sois proche dans ma famille. Elle m'a toujours donné l'espace pour être moi-même. Par exemple, quand j’ai terminé mon baccalauréat, de nombreuses femmes de mon âge se mariaient autour de moi, il y avait une vraie pression de tout le monde pour que je me marie aussi. Mais j'ai dit à ma mère que je ne m'imaginais pas mariée et elle m’a entendue. Dans un pays comme le Pakistan, les garçons ont plus d'importance que les filles, mais j'ai une mère assez incroyable pour penser à moi avant de penser à mon frère. Je pense que les femmes jouent un rôle important dans la création d'un changement dans la société, et je pense que ma mère a vraiment fait sa part. "

Une vie consciencieuse n'apporte pas forcément de récompenses.

Impossible de ne pas penser aux courageuses femmes iraniennes, pays voisin du Pakistan, qui malgré le danger refusent de continuer à se taire face au meurtre de l’une d’entre elles pour “tenue non appropriée”. Depuis déjà plus d’un mois, elles s’exposent chaque jour et luttent contre "le contrôle politique du corps et des femmes par les gouvernements, partout dans le monde", pour reprendre les mots de l’anthropologue franco-iranienne Chowra Makaremi, un combat vital. Leur slogan est Femme, Vie, Liberté. Elles brûlent leurs voiles, se coupent les cheveux en pleine rue. Libres, à l’image des femmes peintes par Amna dont on croirait presque voir les cheveux rebelles onduler sous l’effet du vent et de la colère.
Amna Rahman : " Ce qui se passe actuellement en Iran me donne la chair de poule ! Il s’agit une fois de plus de la façon dont le corps féminin s'étend, se heurte et se dissout… Les histoires racontées sur le corps féminin par les hommes et comment les femmes veulent se débarrasser de ces structures socialement hégémoniques et de la virilité des hommes… "

Une frénésie émotionnelle.

On l’interroge alors sur la possibilité d’un mouvement féministe au Pakistan.
Amna Rahman : " Les gens préfèrent rester enfermés parce qu'ils veulent se protéger des masses. Il n'y a pas de mouvement féministe spécifique au Pakistan, mais je partage néanmoins des intérêts et des combats similaires avec des gens avec qui je m'entends bien. Mais c’est très difficile à vivre, car nous ne pouvons pas maintenir un vrai lien avec notre pays, nous nous y sentons tout le temps en conflit. On a toujours l'impression d'être des étrangères vivant à l'intérieur du Pakistan. "

Portrait de Fatimah

Au Pakistan, des marches féministes ont lieu le 8 mars seulement depuis l’année 2018, et elles sont toujours très mal accueillies. On essaie sans relâche de les faire annuler “pour des raisons de sécurité”. En 2022, 2 000 femmes se sont quand même rassemblées le 8 mars à Lahore, la capitale culturelle. Le Pakistan est encore un pays où les femmes sont tuées par balle, au couteau, étranglées ou lapidées si elles “salissent” l’honneur familial ou choisissent de vivre autrement. D’où l’importance de voir émerger cette nouvelle génération d’artistes engagé.es à laquelle Amna appartient, qui ouvre le champ des possibles et s’oppose à la censure malgré le danger.
Amna Rahman : " Mon travail a été censuré lorsque j'étais encore en école d'art à Lahore. On m'a dit que c'était trop explicite pour être vu en public, on m'a fait comprendre que n'importe quelle personne religieuse pouvait me tirer dessus après avoir vu mes œuvres, qu'on ne sait jamais ce qui se passe dans la tête des gens... Mais je continuerai toujours à faire mon travail comme j’aime, et je suis reconnaissante pour les quelques personnes qui me comprennent et me correspondent mentalement. " 
Cette année, la jeune artiste a pu réaliser son premier solo show, Alternate Selves, à Lahore. ne sacrée étape !

Série “Possessions”.

Amna Rahman : " Parfois, en tant que femme artiste, je me sens très seule… Karachi est une grande ville, mais il est difficile d’y trouver des personnes partageant mes idées et cette envie de tout remettre en question, des personnes avec qui échanger et grandir. Je n’ai jamais songé à arrêter parce que la peinture me passionne et que je ne me vois pas être autre chose dans cette vie que peintre. Mais je vis dans un pays dangereux, et je m’y suis conditionnée pour faire mon chemin. En 2017, mon travail a été présenté dans un documentaire de la BBC intitulé "Dangerous Borders", qui parlait des soirées clandestines et de la vie de personnes qui ne se conforment pas aux normes de genre. Il y a des gens au Pakistan qui aiment prendre des risques, des gens qui ont une approche non conventionnelle et peu orthodoxe de la vie, des gens qui essaient encore de trouver leur place. "
Amna Rahman y parle de sa peinture vers 8’50.

" C'est un pays où les personnes trans se battent toujours pour leurs droits fondamentaux. La loi pakistanaise ne permet pas aux personnes trans de se marier. Je m'identifie comme une femme cis, mais j'ai tellement de questions en moi sur le genre et son rôle… Je souhaite profondément que de plus de plus de femmes soient libérées de ces cases socialement construites dans lesquelles la société essaie de nous isoler et de nous comprimer. Alors je continue. "

Autoportrait à l'ère du selfie.

Amna Rahman a presque mon âge et c’est donc avec beaucoup d'émotions que j’ai échangé avec elle. Quand je flanche parfois déjà face au chemin encore à parcourir en France, j’ai senti par mails interposés sa détermination sans faille face au danger quotidien que représente le fait d’être féministe au Pakistan et à la difficulté d’évoluer dans un pays où l’on se sent étrangère. Je salue son courage flamboyant, inspirant, ce courage de continuer sans doute, sans peur - et sans même se poser la question - à peindre le désir et la liberté et à ouvrir la voie, dans un pays où une femme enceinte peut mourir lapidée pour un simple mariage d’amour. Merci Amna, on est ensemble, et le 19 novembre prochain marchons nombreux.ses pour les droits des femmes et la fin des violences sexistes partout dans le monde, en France, en Iran ou au Pakistan : « So-So-So-Solidarité avec les femmes du monde entier ! »

Rêves de royaumes aquatiques.
Série “Possessions”.