C’est aux Rencontres de la photographie d’Arles 2022 que Brainto a croisé la route de l’artiste française Delphine Blast, ou plutôt de ses portraits de femmes latino-américaines puissantes sur fonds fleuris. Sous le charme, nous l’avons retrouvée à Paris, après un voyage entre le Pérou et la Colombie, et avant qu’elle ne reparte pour la Tanzanie, pour échanger quelques mots. C’est sûr, Delphine Blast mène une sacrée vie aux quatre coins du monde, à la rencontre des autres, avec la photographie sociale comme fil conducteur. Par ses images, elle cherche à mettre en lumière autrement ces femmes d’Amérique latine, souvent réduites à une vision clichée et réductrice d’un folklore qui fait sourire.
À Arles, les images de Delphine Blast étaient présentées à la superbe Fondation Manuel Rivera Ortiz au sein de l’exposition « Dress Code », véritable explosion de couleurs, de matières… Une exposition particulièrement riche, Brainto vous a déjà parlé des images de Robin Block de Friberg (ici) et de Sanne De Wilde et Bénédicte Kurzen (ici), découvert(e)s dans ce même cadre. Le pitch de cette exposition : « réunir une quarantaine d’artistes proposant des regards singuliers sur l’identité et le vêtement dans le monde ». Delphine Blast, depuis son premier voyage en Bolivie pour un stage au cours de ses études, n’a jamais cessé de parcourir l’Amérique du Sud pour en comprendre ses traditions et ses femmes, des Zapotèques mexicaines aux Cholitas boliviennes. Elle s’intéresse à leurs identités, leurs histoires, les place sous les projecteurs, les met en confiance, et s’émancipe dans un même mouvement en tant que femme et photographe. Comprendre ces femmes c'est tenter de se comprendre elle-même. Remontons le fil de cet appel du large outre-Atlantique.
Delphine Blast : " J’ai commencé à voyager quand j’avais 17 ans, mais toujours en Europe. À 22 ans, j’ai voulu aller plus loin, connaître un choc culturel. Je faisais à l’époque mon Master en Relations internationales, et j’ai décidé de faire mon stage de fin d’études en Amérique latine, alors même que je ne parlais pas espagnol. Mais j’aime les challenges. Je suis donc partie 5 mois dans une ONG bolivienne locale, où je développais des projets culturels et pédagogiques avec des enfants d’un milieu vulnérable. J’ai eu un vrai coup de cœur pour la Bolivie, qui reste encore l’un des pays les plus traditionnels d’Amérique Latine, un pays où peu de voyageurs restent longtemps, s'installent. À l'époque, j'avais déjà un premier appareil photo, offert par mes parents pour mes 18 ans, et c’est donc en Bolivie que j’ai commencé à faire de la photographie. "
Delphine Blast : " Ce qui m’intéresse vraiment dans la photographie, ce sont les gens. La photographie est pour moi un trait d’union, la possibilité de rencontrer d’autres personnes et de raconter d'autres histoires. Au début, j’avais ce rêve du "grand photo-reporter", avec toute la magie de ce métier. Je me suis finalement rendu compte au fur et à mesure des années de pratique que ce que je préférais, c’était faire ma propre composition, diriger les gens. Avoir mes idées et les mener jusqu’au bout, tester des choses, et surtout garder ce côté créatif que j’aime énormément et que j’essaie d’intégrer de plus en plus dans ma photographie. On le voit, mes premières séries appartiennent plus au domaine du photojournalisme, et puis petit à petit, je me suis mise à faire de plus en plus de portraits en studio, avec une vraie direction artistique. "
C’est au cours d’un premier projet, réalisé entre la Colombie et le Pérou autour de la tradition des quinceaneras, ou fête des quinze ans, tradition du monde latino-hispanique qui marque le passage pour une femme de l’enfance au statut de femme, que Delphine a véritablement trouvé sa patte artistique. Désormais, elle photographiera les femmes en allant “plus loin”.
Delphine Blast : " C'est le projet sur les quinceaneras qui a lancé ma carrière. Un sujet sur lequel on a en tête beaucoup d’images et de clichés, les quinceaneras à Cuba, les sweet sixteen… On ne cherche pas à aller plus loin. J’ai eu cette envie d’aller rencontrer les familles les plus modestes, tout simplement parce que je me demandais pourquoi des familles aussi modestes économisaient pendant des années pour une seule soirée. Au lieu de garder cet argent pour les études de leurs filles, des voyages à l’étranger… Avec cette immersion, j’ai vraiment compris l’importance de ce rite de passage. Les rites de passage sont très importants, surtout pour les femmes. Il y a beaucoup de rites de passage pour les hommes, notamment en Afrique, mais très peu pour les femmes. Et en allant à leur rencontre, j’ai aussi d’une certaine manière fait mon propre rite de passage photographique, et en tant que femme. "
Delphine Blast : " Après les quinceaneras, je suis retournée à La Paz, en Bolivie, des années après mon premier séjour. Je savais déjà que je voulais faire ce travail photographique avec les Cholitas, dont les visages m’avaient tellement impactée lors de mon premier voyage. Je les avais trouvées incroyablement belles et fortes, avec leurs rides, leurs peaux tannées par le soleil… Je voulais faire un projet vraiment différent avec les quinceaneras, qui étaient des photos dans leur environnement, uniquement en lumière naturelle. En photographiant cette fois-ci en studio pour la toute première fois, je voulais justement sortir ces femmes de leur contexte, de cette image traditionnelle qu’on peut avoir de la femme latino-américaine. Je voulais les mettre sous les projecteurs, mettre en valeur leurs costumes, leur beauté et leur donner cette place centrale. Pour ce projet sur les Cholitas, j’ai monté un studio à La Paz, grâce à un contact avec le directeur du musée San Francisco, qui m’a proposé d’installer mon studio dans une salle du musée. J’étais dans une magnifique salle, dans ce lieu très central de La Paz, un vrai cadeau."
Delphine Blast : " Je photographie les femmes dans une volonté d’effet-miroir. Elles me parlent. On se ressemble toutes quelque part, et on a aussi des différences. Ce sont ces différences qui m’attirent. Mais je me sens très proche des Cholitas. Au moment où je faisais cette série de portraits, je savais que ça allait parler à d’autres gens, car ça me parlait à moi. Il y avait un peu de mon histoire dans leur histoire, évidemment à un autre niveau. Ce sont des femmes indigènes, qui ont été discriminées, qui sont issues de la campagne, et qui ont eu énormément de mal à venir s’installer dans les villes. Heureusement aujourd’hui les choses changent, elles sont présentes en politique, dans le milieu de la mode. Ce sont ces histoires qui m'intéressent. Et à l’époque, on ne parlait pas beaucoup des Cholitas, on n’en connaissait que certains clichés. On voyait ça comme un folklore amusant. La “mamita” un peu sale qui vend ses légumes sur le marché. Je voulais montrer autre chose. "
Delphine Blast : " Pour les Fleurs de l'Isthme, l’un de mes derniers projets, c’est un peu le même principe, j’ai aussi monté un studio, mais en extérieur cette fois, dans la cour d’une personne qui a participé au projet. J’ai aussi travaillé avec des tissus trouvés sur les marchés que j’ai fait coudre. Les Fleurs de l'isthme (la série exposée à Arles ndlr) parlent de ces femmes zapotèques, très indépendantes financièrement, qui s’apparentent à une société matrilinéaire, et qui dominent l’économie de la région du Mexique de l’Isthme de Tehuantepec. Les photos ont été prises à Juchitán, qui en zapotèque signifie la ville des fleurs. Ces femmes sont sur le marché, à la fois vendeuses et acheteuses. Quand tu vas sur les marchés au Mexique, tu vois partout ces toiles cirées mexicaines typiques et sublimes. J’ai compris que c’était ça qu’il fallait que j’utilise, parce que ces femmes étaient entourées par ces toiles cirées et par cet environnement fleuri dans leur vie quotidienne, ce qui est très représentatif aussi de la culture mexicaine. Il y a des fleurs sur leurs tenues, comme la ville s’appelle la ville des fleurs, c’était une évidence. "
Delphine Blast : " En Amérique latine, nous sommes dans une société très machiste. Les choses changent, heureusement, mais il y a encore énormément à faire. J’aime travailler avec ces femmes, aller à leur rencontre, parce que malgré cette culture machiste, elles se battent et luttent. Il y a toute cette culture de la femme latino-américaine qui a du caractère et se bat pour ses droits. Il y avait une Cholita très emblématique, Dona Remedios Loza, qui pendant des années a lutté pour ses droits, elle a même été au Parlement… Elle était une figure extrêmement inspirante, avec une histoire poignante, ponctuée d'injustices. La nature, la Pachamama, c’est aussi une femme. Ce sont elles qui font tourner la maison, gèrent l’argent, la nourriture. La femme c’est la mère nourricière en Amérique latine. On a beaucoup de choses à apprendre de cette culture. "
Delphine Blast puise son énergie dans ces femmes puissantes qu’elle rencontre et immortalise, elle se reconnaît en elles, apprend à leurs côtés et s’apaise. Elle leur offre un instant sous la lumière et des images où elles se sentent belles. Elle se penche sur leurs traditions et les fait voyager jusqu’à nous. Ce sentiment de confiance rendu possible par la photographie, de chaque côté de l’objectif, Delphine a voulu le pérenniser et le transmettre au plus grand nombre en fondant son association, Blue Birds : après avoir reçu, donner à son tour.
Delphine Blast : " La photographie a fait qui je suis aujourd’hui, elle m’a sauvée. Quand je prends des photos, je suis heureuse. La photographie me donne confiance en moi, en pratiquant, en racontant des histoires, en apportant mon ADN aux photographies... Le pouvoir thérapeutique de la photographie est extrêmement puissant. Je me suis dit que si ça marchait pour moi, ça devrait marcher pour d’autres. C’est pour ça que j’ai commencé ce travail de transmission que je trouve fondamental. Je me suis dit que j’avais la chance de connaître et pratiquer ce pouvoir thérapeutique de la photographie, et qu’il fallait que je donne les moyens à d’autres personnes d’essayer, de s’y mettre, de donner cette possibilité. J’avais déjà animé des ateliers photos avant auprès de différents publics et j’avais été témoin de ce pouvoir-là sur les autres. C'est ce que j'ai concrétisé en 2019 en fondant Blue Birds (ici). "
En écoutant Delphine nous parler de ses nombreux projets et voyages le sourire aux lèvres, avec une énergie positive furieusement contagieuse, on se dit qu’elle a définitivement trouvé sa place. Quelque part dans le monde, entre ateliers photo et séries personnelles. Pour finir cet inspirant moment d'échanges, impossible de ne pas demander à cette dernière de nous recommander une artiste d’Amérique du sud. Elle évoque alors le travail de Desyree Valdiviezo, une photographe péruvienne installée à Lima, rencontrée le mois dernier au Pérou dans le cadre d’un festival photo et qui réalise des images très personnelles sur l’intime et la relation avec la famille, le tout avec beaucoup de poésie.