Elsa Parra et Johanna Benaïnous sont très présentes en ce moment, avec deux expositions parisiennes coup sur coup. La première à la Maison Européenne de la Photographie, The Timeless Story of Moormerland vient juste de se terminer, alors que la seconde, Ce que vaut une femme, les douze heures du jour et de la nuit”, commence à peine dans la superbe Maison Auguste Comte dans le cadre du festival Photo Saint-GermainÀ la MEP, les deux artistes incarnaient une vingtaine de personnages, féminins comme masculins, dans une banlieue pavillonnaire allemande figée dans les années 70, une sorte d’album de famille intemporel, présenté dans une scénographie immersive qui nous replongeait dans ces années-là, avec lampes vintages et diapositives projetées au mur. C’était comme la traditionnelle soirée diapos familiale. Posés dans des fauteuils moelleux, on était submergés par la nostalgie suscitée par le clac sonore et familier qui accompagnait l’enclenchement des diapositives.

À la Maison Auguste Comte, elles incarnent vingt-quatre femmes, une pour chaque heure de la journée, pour la première fois en noir et blanc, dans une série photo réalisée à l’occasion de la réédition d’un livre, Ce que vaut une femme : Un traité sur l’éducation morale et pratique des jeunes filles, écrit en 1893 par Éline Roch. L’introduction de ce manuel, à l’époque soutenu par le Ministère de l’Instruction publique, était la suivante : « Qu’adviendrait-il de notre pays le jour où la femme se trouverait détournée de sa destination naturelle, où la jeune fille pourrait supposer qu’il existe autre chose pour elle que la mission noble et sainte d’être épouse, d’être mère ? ». Le ton est donné. À travers leurs photographies, Elsa & Johanna posent leur regard d'artistes femmes contemporaines sur ces injonctions qui nous semblent d’un autre temps mais restent encore une réalité pour de nombreuses femmes dans le monde. Tout au long de l'exposition, des extraits du livre choisis et mis en valeur par les deux femmes accompagnent la lecture des images. Elles rendent à ces vingt-quatre femmes leur liberté d’être et d’action et laissent le public inventer leur vie. Cette liberté d’être qui l’on veut ressort de leurs travestissements choisis au fil des années. Pourquoi diable s’attacher à une seule personnalité quand on peut en incarner des dizaines ? 

Elsa & Johanna “au naturel”

C’est à la Maison Auguste Comte que je les rencontre toutes les deux, et il faut bien avouer qu’il est difficile de les reconnaître tout de suite, dans la vraie vie. Elsa & Johanna scénarisent et imaginent toutes les facettes de leurs personnages, les habitent, se glissent dans leurs peaux avec agilité et se fondent dans leurs vies, à tel point qu’on ne sait plus très bien qui l’on en a en face de nous. Nous débutons une passionnante balade à leurs côtés au fil de l’exposition, une plongée au cœur de leur processus créatif pour le moins unique. Elles commencent par nous retracer les débuts de ce nouveau projet, Les douze heures du jour et de la nuit.

 Série Les douze heures du jour et de la nuit - Elodie - La Cuisine

Elsa : " Les éditeurs de The Eyes nous ont proposé il y a deux ans de réaliser une série photo artistique à partir d’un livre qu’ils voulaient rééditer, le Manuel d’éducation féminine d’Éline Roch, écrit en 1893. Ils sont tombés dessus par hasard pendant le confinement, ils l’ont trouvé super intéressant et ont voulu le recontextualiser dans notre époque. Avec Johanna, on a mis du temps à trouver une idée, parce que c’était un projet qui engageait notre posture par rapport à la condition de la femme. On ne voulait pas tomber à côté du sujet, ni exclure les hommes, on voulait un projet qui parle à tout le monde. Finalement, on a réalisé une galerie de portraits, où Johanna et moi jouons chacune douze femmes, vingt-quatre femmes prises au cours de la journée sur une journée de 24 heures dans le huis-clos domestique. Chaque femme possède un prénom, un horaire et un lieu qui lui est propre. "

 Série Les douze heures du jour et de la nuit - Claudia - La salle de réception

Elsa : " Pour réaliser ce projet, nous sommes parties sur l’île de Madère au Portugal. Quand on travaille comme ça, on a toujours besoin d’être dans un territoire nouveau pour être inspirées, faire nos mises en scène. Madère, par les maisons qu’on a pu y trouver, correspondait à ce qu'on attendait et imaginait. On souhaitait des lieux assez authentiques, avec une certaine âme. On a réalisé ces photos en février 2022, en argentique et en noir et blanc. C’est la première fois qu’on utilise le noir et blanc, on voulait cette forme intemporelle par rapport au sujet. On aimait aussi l’idée de faire un clin d'œil aux premiers portraits des féministes, à l’histoire de la photographie, on travaille beaucoup avec l’imaginaire collectif… Le noir et blanc nous a aussi permis de vraiment nous concentrer sur la lumière dans nos mises en scène, de travailler différemment, sans réitérer quelque chose qu’on avait déjà fait. Il n’y a cette fois pas de mises en scène à deux, c'est vraiment une galerie de portraits que l’on découvre tout au long du livre. "

Avant Madère, c’était dans une banlieue tranquille de Basse-Saxe que les deux artistes s’étaient rendues pour leur exposition Moormerland. Les lieux jouent un rôle fondamental dans leurs images, elles les habitent longtemps, elles s’y installent, s’en imprègnent et ils participent aussi à la création de leurs personnages.

Johanna : " Tous les lieux dans lesquels nous travaillons sont des lieux dans lesquels nous vivons pendant un moment, ça peut aller de deux jours à dix jours. Ce sont tout simplement des lieux trouvés sur Internet, qui sont proposés en location. On va vraiment faire beaucoup de prospection sur les sites de réservation, Airbnb, Abritel, et on les sélectionne sur photos. "
Elsa : " Parfois, ce sont aussi des logements chez l'habitant. Pour l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie, il y avait beaucoup de logements où les propriétaires étaient avec nous sur place, cela dépend des pays. "

À la manière de Delphine Blast, dont on vous parlait il y a peu, Elsa & Johanna sont elles aussi des artistes globales qui aiment intervenir dans chaque étape de la création sur des temps longs : choix des lieux, des costumes, direction artistique, scénographie… C’est tout un univers à construire.
Elsa : Chaque projet nous demande un temps certain avant même de commencer à réaliser les photos. Pour ce projet là par exemple, entre le moment où on a pris connaissance du projet et le moment où on l’a réalisé, il s'est passé une année entière où le sujet est entré dans notre inconscient, où l’on a travaillé dessus sans même s’en rendre compte. On en reparle ensuite quand on en a envie. Ça infuse en nous et c’est vraiment rare qu’on parte sur un coup de tête. Jusqu’à présent, ce sont toujours plutôt des projets sur le long terme. "

Françoise - Le dortoir

Johanna : " Le premier souci qu’on avait pour ce projet, c’est qu’on voulait incarner des femmes qui allaient être assez diverses dans leur personnalité et leur apparence, sans être trop éloignées de nous, nous ne sommes pas dans des travestissements complètement grotesques. C’était le premier enjeu, et après, comme souvent, on s’est laissées vraiment inspirer par une forme d’imagerie de femmes connues, ça peut être une coiffure par exemple qui va nous évoquer un personnage. Personnellement il y a un personnage joué par Elsa qui me fait penser à Amélie Nothomb. On enfonce un peu les portes ouvertes, dès qu’on sent qu’il y a un potentiel, on y va et on se sert aussi de toutes ces figures qui font partie de l’imaginaire collectif, Dita Von Teese, la femme de marins… On s’inspire des films aussi, comment les personnages sont identifiés dans des œuvres visuelles, ce sont des dénominateurs communs que les gens vont reconnaître. Ensuite, il y a aussi des personnages évoqués plutôt par nos propres souvenirs ou la photographie féministe… Mais ça, c’est plutôt venu après. Quand on était en train de faire la sélection de nos images, des liens se sont tissés et on a eu envie de les mettre en exergue, de les assumer en y trouvant une justesse. "

Thelma - Le préau

Elsa : " Parfois, quand on joue les personnages et qu’on sent quelque chose, une inspiration comme disait Johanna avec Amélie Nothomb, c’est très sensible. Ce n’est pas que visuel ou superficiel, c’est une énergie qu’on va ressentir et essayer de retransmettre. Cela peut aussi transparaître par un cadrage photo ou un style d’image. "

Elsa : " Pour ce personnage joué par Johanna, je me suis fait tout un film sur les hystériques de Charcot, et le fait qu’elle pose comme ça, la tête à l’envers, c’est inspiré de cette énergie, sans vouloir enfermer non plus la mise en scène dans quelque chose de trop premier degré. Ce sont plein de petites choses comme ça qui nous aident à croire en nos mises en scène. "

 Isabelle - Le jardin

Johanna : " Pour ce qui est du temps passé dans la peau de chaque personnage, il n’y a pas de règle, cela dépend évidemment du temps qu’on a sur place, cela peut être deux heures comme trois jours. Dans ce projet, il y avait une contrainte d’horaires puisque nous voulions être au plus proches des véritables horaires d’une journée. Nous sommes plus dans l’identification d’une essence que dans une narration censée raconter une histoire plus longue. Ce sont des portraits qui, avec peu de choses, permettent de comprendre qui sont ces femmes. Après, il y a toujours plusieurs heures qui s’écoulent entre le moment où l’on commence et le moment où l’on shoote vraiment. "
Elsa : " Parfois il y a aussi des personnages que nous sommes obligées de refaire parce que la mise en scène ne fonctionne pas du premier coup. Et au contraire, d’autres fois ça marche du feu de dieu, c’est super fluide, et en une heure c’est plié. C'est une sensibilité, on le sent quand c’est bon. Il faut être vraiment dedans. "
Johanna : " Tant qu’on a la sensation que le personnage n’a pas trouvé son décor, on va continuer à le chercher. Il y a une forme d'enquête, on cherche à trouver le moule et sa forme, jusqu'au moment où ça s’emboîte parfaitement. "

Annie - Le cellier

Il est temps d’aborder avec les deux photographes le sens profond de ces travestissements, l’essence de ce procédé bien à elle, devenu leur marque de fabrique.
Johanna : " Dans notre pratique artistique à deux, nous avons trouvé une forme d’exaltation et de recherche artistique qui nous plaît. Ce que je trouve intéressant, c’est que cette habitude de shooter Elsa, de me mettre en scène avec elle, crée une forme de renouvellement perpétuel, nous essayons toujours de trouver autre chose et de se surprendre mutuellement dans ces interprétations. On a vraiment développé un travail de jeu, un travail théâtral. Ce n’est pas que la photo, il y a également un travail de stylisme. Dans un talk récemment on nous demandait pourquoi on ne travaillait pas avec des stylistes, mais en fait on n’en a pas envie parce que ce qui nous plaît c‘est de devenir nos propres œuvres. On construit sur nous-mêmes une projection qu'on a envie de voir. Il y a aussi une évidence, il n'y a pas besoin de trop expliquer ce qu’on veut, on se comprend. Il y a cette fluidité qui fait qu’il y a un vrai rythme. "
Elsa : " Pour un projet qui a avorté à cause du covid, on devait aller au Brésil et on s’était posé la question de nous mettre en scène avec d’autres personnes, de voir ce que ça pourrait donner, c’est peut-être quelque chose qu’on fera un jour. On verra. "

 Jackie - Le salon

Johanna : " Je pense qu’il y a une progression dans notre œuvre, comme s'il fallait qu’on passe par tout un tas d'étapes pour acquérir une forme de technicité qui, par la suite, va nous permettre de faire entrer d’autres personnes mais en gardant toujours cette justesse de jeu. Si on commence à tout mélanger, quelque part nous serons peut-être nous-mêmes moins justes dans nos interprétations. Nous ne nous sommes jamais revendiquées actrices, on a une vraie modestie vis-à-vis de ça, on y va vraiment à pas de loup, en faisant les choses comme on les sent. "

Ornella - Le double salon

Elsa : " Johanna et moi avons commencé la photo de la même manière, quand on était ados. On ne se connaissait pas encore, mais nous faisions toutes les deux de la mise en scène avec nos amies et de l'autoportrait. C’était déjà en nous. C’est un sujet que j’ai continué d’explorer pendant mes études, Johanna en a exploré d’autres. Et quand on s’est rencontrées, ce truc en nous a rejailli de l'intérieur. On s'est dit que faire des mises en scène à deux, c’était différent de ce qu’on pourrait faire seules. On s'est rendues compte qu'à deux on pouvait parler des relations humaines, amoureuses, amicales, familiales. Ça ouvrait encore plus la porte de la narration, de l’autofiction, des genres plus difficiles à aborder avec justesse quand on est seule. "
Johanna : " Notre duo fonctionne vraiment par un ping-pong de petites idées sur lesquelles on rebondit tout de suite, et puis très vite la poudre s’embrase, peu importe qui a la première idée. Elsa impulse un truc, et ça me fait penser à autre chose, des fois c’est l’inverse. On s’enrichit mutuellement. Souvent, quand nos idées émergent, ça peut prendre beaucoup de temps, pendant un an on peut maturer une idée, mais dès qu’on va l’avoir, ça va s’enflammer. On va tout de suite avoir une visibilité. "
 

Nous continuons notre déambulation au fil des salles et des photos. Nous nous arrêtons devant une posture, un regard, une femme. Et Johanna déroule de manière impressionnante toute la psychologie du personnage croisé en images et pourtant imaginaire, ce qu’elle aime, ses traits de caractères, ses passions, son cadre de vie. C’est absolument bluffant, d’autant que rien de tout cela n’est écrit. Toutes ces femmes prennent vie uniquement dans leurs échanges, leurs discussions intimes, elles ont pourtant des noms, des personnalités. Les deux photographes aiment garder ces interprétations pour elles, laisser à chacun.e la possibilité d’y voir ce qu’ils.elles veulent. Elles nous présentent quand même à leur façon deux de ces vingt-quatre femmes, Thelma et Ada

Thelma -Le Préau

Johanna : " Ce personnage s’appelle Thelma, c’est une femme assez sauvage que j’ai incarnée. Elle est blonde, elle a les cheveux bouclés, elle est assez pulpeuse et plantureuse. On aimait bien cette double polarité qu’elle pouvait incarner, c’est-à-dire à la fois avec des aspects très féminins, un peu sensuels, dans une forme de séduction assumée, et en même temps une certaine dureté. C’est une femme très indépendante, qu’on a imaginée partir de la ville, aller vivre à la campagne, développer une activité agricole. C’est une cowboy. On aimait bien l’idée que ça soit une femme qui revendiquait de ne pas vouloir être en couple, qui n’avait pas envie d’être liée à un homme. Elle est plutôt liée au jardin, on la voit près d’un préau, avec sa maison en fond. C’est aussi une femme qui se protège beaucoup, c’est comme ça qu’on la percevait. Elle a beaucoup d’auto-défense, ce qui fait qu’elle préfère rester seule, c’est une solitaire. "

Ada - La salle à manger

Johanna : " Ada, c’est complètement un autre personnage, joué par Elsa cette fois, rattaché au lieu de la salle à manger. C’est un personnage qui nous a été inspiré plutôt par une figure d’écrivaine. On aimait l’idée que ça soit une femme assez taciturne, assez introvertie mais avec beaucoup de densité et de profondeur. Elle est assez solitaire, on la voit poser dans le livre avec un très beau chat. Elle n’est pas non plus triste, mais elle a une personnalité assez lunaire, très intellectuelle. Pour nous, c’était une femme très engagée dans ce qu’elle faisait, très militante. Elle aurait peut-être même aussi des origines libanaises, c’est comme ça que je l’imaginais en tout cas. Elle se bat pour ses droits, c’est une poétesse assez sombre. " 

Edith - Le petit salon

Elsa : " Dans la Maison Auguste Comte, nous avons fait en amont une présélection des personnages en fonction des lieux. Nous avions envie qu’il y ait des réponses entre les photographies et les lieux. Par exemple, dans la salle où Auguste Comte donnait des cours de philosophie, on trouvait ça assez chouette d'insuffler ça aussi avec des photos où l’on pourrait croire que ce sont des élèves, une jeune maîtresse... On a aussi retravaillé la scénographie des lieux, il y a beaucoup de meubles qu’on a enlevés, on a ajouté d’autres objets que Johanna a chiné et réinjecté dans la scénographie, ce qui crée un trouble intéressant entre réalité et fiction, avec des anachronismes. "

Judith - Le salon

Elsa : " Nous aimons beaucoup réfléchir à la manière de mettre en scène nos propres images, comment faire entrer les spectateurs dans notre univers de manière immersive. On aime les lieux qui sont hybrides, où l’on peut jouer avec les codes de l’intérieur domestique tout en faisant en sorte que cela reste un lieu d’exposition, ne pas rentrer dans une scénographie trop théâtrale. C’est un travail que l’on développe depuis 2019, année où l’on a eu l’occasion de faire une exposition dans un espace énorme, où l’on a tout retravaillé avec des scénographes et qui nous a donné le goût de ça. "

Andrée -La chambre

En parlant de cette exposition grand format, Elsa & Johanna, qui aiment s’entourer d’artistes talentueux.ses, nous recommandent pour conclure nos échanges le travail de Marion Flament, une artiste scénographe qui joue avec le verre, avec qui elles ont déjà eu l’occasion de collaborer, notamment pour cette exposition sur 200m2 à Saint-Ouen, Rosarium – C’est le soleil qui finira par nous perdre, qui regroupait leurs séries auto-fictionnelles pour la première fois, dans une mise en scène immersive. Pour voir les créations de Marion Flament, rendez-vous à la Samaritaine où elle a réalisé des vitrines et pour voir en vrai les photos d’Elsa & Johanna, c’est à la Maison Auguste Comte, dans le sixième arrondissement de Paris qu’il faudra vous rendre avant le 17 décembre pour l'exposition Les douze heures du jour et de la nuit.

Marion Flament