Scènes d’amour saisies sur le vif ou mises en scène cathartiques ? Photographe franco-dominicaine, Karla Hiraldo Voleau expose tout l’été sa série Another Love Story à la Maison Européenne de la Photographie, sa première exposition solo en France. Elle y raconte, à travers des images prises à l’Iphone à la frontière entre fiction et réalité, une histoire troublante et très personnelle, celle d’un grand amour et d’une terrible trahison.
Selfie d’un couple dénudé dans le miroir, baisers dans le cou, câlins dans des draps blancs, sourires et clins d’œil complices : à première vue, les photos de Karla Hiraldo Voleau nous parlent d’amour fou, offrant à notre regard un vrai #couplegoal d’Instagram. Et si on vous disait qu’en fait ces clichés sont truqués. Que la photographe a recréé à l'identique les photos initialement capturées avec son amoureux dans leurs derniers moments de vie commune, avec l’aide d’un mannequin, son sosie physique, après avoir découvert l’impensable : son partenaire vit une double vie. Elle est "la deuxième femme". Malgré cette bouleversante révélation, Karla Hiraldo Voleau, artiste passionnée par l’intime, décide quand même d’aller au bout de son projet artistique, mandaté par la Maison Européenne de la Photographie, en rejouant le scénario de sa relation. On lui a demandé pourquoi.
Karla Hiraldo Voleau : "Another Love Story raconte l'histoire d’une rupture, ou plutôt d’une trahison, et la découverte de celle-ci. Mon idée de départ était de réaliser une série très romantique et très positive sur cet homme que j’appelle désormais ‘X’. Suite à la découverte de sa double vie, j’ai totalement changé d’angle. Il n’était pas question de me taire (comme lui l’aurait souhaité), et de négliger la tragédie que j’étais en train de vivre : c’était bien trop important dans ma vie à ce moment-là pour ne pas en parler d’une manière ou d’une autre. Inclure ou partir d’événements personnels, cela fait partie de ma pratique, j’ai donc sauté à pieds joints et tenté de me distancer de mon histoire en la rendant publique. C’est une approche un peu radicale, mais finalement c’est une solution comme une autre".
Karla Hiraldo Voleau : "Travailler sur des sujets intimes ou sur des épisodes de ma vie crée instantanément et automatiquement une grande distance entre mes émotions et le sujet. Ça devient du coup facile d’avoir le nez dedans tout le temps, puisque ce n’est plus vraiment mon histoire, c’est une histoire comme une autre".
Karla Hiraldo Voleau : "Si je choisis de me mettre moi-même en scène, c’est pour une question de positionnement : je ne souhaite pas parler à la place des autres, faire des généralités, de grandes conclusions sur les femmes, l’amour, le genre, les relations, etc. Comme mes sujets de prédilections sont très sensibles, je trouve plus honnête et plus simple de partir de mon expérience, d'utiliser mon corps, mon identité. Je m’utilise comme base de réflexion, pour ensuite venir tirer un sujet plus vaste, proposer une recherche plus sociologique".
Karla Hiraldo Voleau : "Très concrètement, cette série présente environ 180 images et 12 pages de texte. J’y relate 13 mois de ma relation avec X, à travers toutes nos photos d’amoureux, principalement des photos prises avec le téléphone. Le point important de ces images spontanées et romantiques, c’est qu’elles sont fausses : ce que je présente, ce sont des remises en scène des images originales, faites avec un sosie de X. Les images originales et les remises en scène sont identiques, seul le modèle change : de X à l’acteur que j’ai engagé. À côté des 13 tableaux (correspondant aux 13 mois), il y a ces pages de script, qui retranscrivent la conversation téléphonique que j’ai eu avec l’autre compagne de X, le moment où nous avons découvert toutes les deux qu’on sortait avec le même homme. Ainsi, à première vue, on pense observer une histoire d’amour banale, romantique, et puis finalement on comprend que tout n’est que façade et horreur".
Karla Hiraldo Voleau : "Ici, le choix de photographier à l’Iphone s’est fait tout simplement parce que je présente des photos spontanées qui n’étaient pas du tout faites pour être exposées où que ce soit. J’ai photographié X avec mon téléphone comme n’importe quel couple qui se prend en photo lors de voyages, de moments intimes, du quotidien. Quand j’ai dû les reshooter avec mon acteur, il était évident que je voulais que les images gardent le même degré de spontanéité et d’amateurisme. Ce n’est pas important pour moi de faire de belles compositions, de beaux cadrages... Pour des projets comme ça, je privilégie la narration".
Karla Hiraldo Voleau : "La photo est à la fois fiction et réalité. Je dis souvent que je cherche à me placer justement sur cette limite entre les deux, c’est cette ligne que je trouve intéressante. Dans Another Love Story, chaque image représente une fiction (le fait que les images soient des mises en scène), le texte est présenté graphiquement comme un script (faisant donc écho à la fiction cinématographique), mais l'ensemble du projet représente une réalité bien crue, une histoire vraie. Il y a donc les deux à la fois, qui se complètent".
Karla Hiraldo Voleau : "Another Love Story aborde cette question de mise en scène de de soi, de son couple. Les images " parfaites " que j’ai choisies font écho aux images qu’on peut trouver sur les réseaux. Plus personne ne peut échapper à ce piège de la performance, à partir du moment où elle il se trouve online. La série montre aussi toutes les facettes du sentiment amoureux : le bonheur, la simplicité, la sensualité, la complicité, la vulnérabilité, tout autant que la tristesse, la violence, la déception ou l’abandon. Cette série parle d’un deuil, de violence. Puis de la transformation de cette violence en un élan de vie : rien n’est jamais noir ou blanc, on peut tout transformer, réécrire, en faire une force".
La série Another Love Story, de Karla Hiraldo Voleau est exposée à la Maison Européenne de la Photographie (Paris) jusqu’au 21 août 2022.
Karla Hiraldo Voleau : « Récemment, mon expo préférée a été celle d'Arthur Jafa, intitulée " Live Evil ". L'expo à la Fondation Luma d’Arles était immersive, immense, et les thèmes abordés - la violence, être noir aux USA, la suprématie blanche - impactants. En visitant l'expo on se sent angoissé, impressionné, dépité. Sans avoir toutes les références de Jafa, et bien sûr sans être Américaine, j'ai pu me connecter avec son langage visuel et être extrêmement touchée par ses installations, chose que je trouve très rare et puissante. " (Arthur Jafa parle de ses installations ici)