Lisa Miquet est une touche-à-tout, à la fois journaliste, photographe et vidéaste. À 31 ans, elle dit avoir passé presque plus de temps à faire de la photo qu’à ne pas en faire. Ses armes à elle, c’est son appareil photo et son humour. Elle porte une vision résolument moderne et rafraîchissante sur la  représentation de la femme dans la mode, un regard lucide sur ce qui ne va pas dans notre monde de standards de beauté inatteignables. En l'interviewant, nous avons plongé avec plaisir à ses côtés dans ses différentes séries personnelles qui tordent le cou à ces injonctions absurdes qui pèsent sur nos épaules de femmes, celle des poils, d’abord, et puis du sang de nos règles qu’on ne doit surtout pas trop montrer. Jusqu’à son hommage à la figure de la “cagole“, libre, présente. Lisa Miquet aime déstabiliser et susciter la réflexion en créant des réalités parallèles, où les curseurs et les critères s’inversent. Avec son humour absurde, imagé, où tout est à l’envers, mais où tout fait sens. L’inversion des perspectives pour questionner nos soi-disant évidences.

Lisa Miquet : " Nous sommes dans une société d’images, où l’on en consomme des tonnes toute la journée, dans la rue, dans le métro, sur les affiches, à la télé… De nombreuses études prouvent que l’image est le médium le plus percutant, elle se fixe dans notre rétine en un quart de seconde. Nous sommes baigné.e.s dans ces images-là au quotidien, elles formatent notre œil, notre cerveau et notre perception du monde. Et forcément aussi nos préjugés. Si on arrive petit à petit à introduire des images féministes quelque part dans cet inconscient collectif que j’aime appeler "iconographie collective" - ces images qu’on a toutes et tous en tête - et bien, on fait bouger les lignes ! "

Lisa Miquet : " J’aime photographier les gens. J’aime la rencontre, la vulnérabilité qu’on a quand on est photographié. La photographie est un super prétexte pour rencontrer plein de monde. Photographier les femmes, c’est encore plus particulier. Elles sont tellement souvent réduites à leur image qu’il est très important pour moi que la personne que je photographie se sente bien sur mes images. Qu’elle soit contente de mes photos et qu'elle reparte en se sentant fière. Nous sommes dans une société tellement maltraitante pour l’image de la femme, on est tout le temps critiquée, épiée, analysée, que je trouve cet objectif fondamental. Donc je les montre, je les fais valider. Que ce soit pour mes projets de photos engagées ou pour des portraits très corporate d’employées dans des entreprises. "
Et aussi pour quelques artistes archi-connues, excusez du peu …

Adèle Exarchopoulos

Lisa Miquet : " Mes inspirations sont variées, j’aime beaucoup le travail de Sophie Calle, par exemple. Tout le mouvement féministe des années 70 aussi, avec ses nombreuses artistes un peu badass, comme Valie Export, Orlan. J’aime aussi les photographies de Cindy Sherman. Toute cette iconographie féministe que j’ai étudié en histoire de l’art à la fac me nourrit. Les réseaux sociaux également, avec cette esthétique du féminisme actuel qui explose et ses nouveaux codes. "

Billie Eilish

Lisa Miquet : " Je shoote au 5D mark IV, même si je pense que je pourrais shooter avec autre chose, la technique n’est qu’un moyen, pas la fin. Je ne retouche jamais les corps dans mes séries personnelles, je ne refais pas les formes, je n’efface pas la cellulite ou les boutons. Tu ne peux pas avoir une démarche sur l’acceptation du corps et retoucher tes images. En revanche, je vais toujours chercher à avoir une lumière flatteuse, une manière de sublimer les corps, les rendre beaux. Donc, mine de rien, on parle beaucoup de la retouche, mais l’étape de mise en lumière joue beaucoup pour magnifier. Je prends aussi beaucoup d’images, ce qui me permet de choisir celles où la personne est vraiment le mieux, avec un vrai processus de sélection. Et j’accorde beaucoup d’importance à la chromie, la teinte de l’image, les accords de teintes, que tout soit raccord, qu'elles aient toutes la même identité de couleur. C’est par ce travail que j’apporte ma patte aux images. "

Les images de Lisa Miquet ont en effet une esthétique très identifiable, mélange de couleurs pastel et d’une pointe de kitsch, un univers très pop, sucré, derrière lequel se cachent des revendications très sérieuses. Un beau vernis qui attire, permettant ainsi de sensibiliser le plus grand nombre. La photographe nous raconte ses trois séries personnelles et emblématiques de son travail d’artiste féministe. On commence avec « Vous êtes de sang bleu », sa série parodique des publicités pour les protections hygiéniques où le sang rouge n’existe pas. Elle nous le rappelle, ce n’est qu’en 2018 que la marque Nana a montré un fluide rouge pour parler des règles dans une campagne publicitaire.

Lisa Miquet : " Un jour, j’ai vu une pub pour un dentifrice contre les gencives qui saignent. Le mec crachait et on voyait du rouge, du sang. Là j’ai bugué, parce que je croyais que le sang était interdit en publicité. Alors je me suis dit : " Lui, il crache et c’est rouge, mais pourquoi nous pour nos règles, c’est du canard WC ? Quel est le problème ? " J’ai eu envie de parler de ce tabou. Je me suis dit que ça pourrait être marrant de trouver des publicités bien désuètes et d’en faire des parodies avec des références très très actuelles. Mes inspirations vont de la pub Vania des années 80 au dernier make-up de la série Euphoria. C’est un mélange de tout ça qui a donné cet univers hors du temps et absurde, un monde où on saignerait du sang bleu pour de vrai. Si on saigne des gencives c’est bleu, si on a de la morve ou du sang, c’est bleu. Censurons nos fluides à fond, et tout ce petit monde devient bleu aseptisé. "

Pour « Ornement », série qui aborde cette fois le tabou si actuel des poils féminins, "un sujet pour toutes les femmes"" aux yeux de Lisa, l’artiste a enrichi ses photographies d’un travail plus manuel de broderie, avec des poils tissés, devenus bijoux.

Lisa Miquet : " Cette série est un peu particulière, parce que j’ai eu une blessure grave à la main droite en 2019, et j’ai failli perdre l’usage de ma main. J’ai dû passer un an et demi en rééducation pour réapprendre le moindre petit mouvement de la main. J’ai dû travailler sur la motricité fine, avec des exercices absurdes à faire, comme vider une boîte d’allumettes puis les remettre toutes une à une dans leur petite boîte. J'ai passé beaucoup de temps à jouer au mikado. Et à un moment, je me suis dit que quitte à passer des heures à faire ça, autant m’en servir pour créer quelque chose. C’était l’été, et avec mes copines on discutait du fait qu’on est féministes engagées, mais qu’on redoute de se mettre en maillot de bain. Et donc, les poils... Les poils c’est un vrai sujet pour tout le monde. Si on n’est pas éveillées (au féminisme), on subit de pleine face les injonctions de la société, on fait tout le temps attention, si on est éveillées et qu’on s’épile, on a l’impression d’être une mauvaise féministe, si on décide qu’on s’en fout, il y a toujours quelqu’un pour nous demander quelle est notre revendication. Quand j’ai tapé “Poils” sur Google, j’ai vu qu’une des premières occurrences était : "Comment s’épiler", une vraie obsession sur les poils. Comme j’avais ce travail hyper minutieux à faire, je me suis dit que j’allais broder des poils pour me rééduquer la main. Je trouvais ça beau comme processus de guérison ! "

Lisa Miquet : " On nous montre tout le temps des standards de beauté inatteignables. Je fais aussi de la pub, je sais qu’on gomme le moindre duvet. Alors je me suis dit que dans cette série, moi aussi, j’allais faire des corps qui n’existent pas, mais en poussant le curseur à l’inverse. Ça ne va pas être des petits poils tout fins qu’on cache, mais des gros fils qui vont prendre leur place, qui vont s’imposer. Des mono-sourcils, des poils qui sortent des aisselles pour faire des sculptures... Voilà ma norme de beauté, les nouveaux corps inatteignables : il faudra avoir des poils énormes qui sortent de nos corps. J’avais envie de jouer avec ça. "

Lisa Miquet : " Rire, c’est vraiment mon moteur et mon arme pour désamorcer les conflits. L'auto-dérision me sauve au quotidien, même dans des situations hyper dramatiques. Cela fait partie de mon approche globale de la vie, et donc forcément ça se ressent aussi dans mes images. Les poils, par exemple, c’est complètement lunaire. Se dire que chez les hommes, ça n’est pas problématique, mais que sur les femmes, on décide que c'est moche et dégueulasse, donc tous les mois on doit se faire mal à les enlever pour un truc décidé arbitrairement. C’est complètement con. Alors autant proposer d’autres prismes de lecture et en rire. "

Lisa Miquet : " Souvent, on m’appelle le poil à gratter. Dans mon attitude dans la vie de manière générale, j’ai cette petite tête d'innocente, mais… qui cache toujours un "mais" derrière, un côté un peu pénible. Mon travail photographique est à l’image de mon caractère : derrière une série très esthétique, je parle de la manière injuste dont on traite notre rapport au corps. J’aime ce mélange : un vernis hyper sucré et, derrière, un discours badass. "

Lisa Miquet : " En ce moment je travaille d’ailleurs un autre sujet sur les poils. En fait, j'ai une amie, convaincue aussi par l’idée, qui a laissé pousser ses poils pendant un an, donc toute velue aujourd’hui. Elle est coiffeuse sur des shootings et très talentueuse, et on sort bientôt une série où elle coiffe ses poils, avec des vraies coiffures de poils. "

Sa série la plus récente, « Cagoles », met en valeur cette figure de femme qui revendique sa féminité et ne s’excuse pas d’exister. Une figure libre en somme. Une figure qui fascine Lisa et la raccroche à son adolescence.

Lisa Miquet : " Je ne suis pas du tout une parisienne, j’ai grandi dans un petit bled de l’Ain, où j’achetais les vêtements sur le marché, selon les goûts des années 2000. Adolescente, j’ai moi-même pratiqué la "cagolité” et c’est une madeleine de Proust quand je vois un petit diamant sur une dent. Et ce qui me passionne, ce sont ces vêtements du marché, avec écrit Jadior en strass. J’avais envie de les magnifier en photo. Par mon boulot, je suis amenée à faire plein de photos de mode, avec des sacs de luxe par exemple, des pièces très chères. Et j’avais envie de montrer dans cette série que la mode, ça n’est pas que le luxe. Quand tu feuillettes Elle, les pièces qu’on te montre, tu te demandes vraiment qui peut se les payer. J’ai voulu montrer que la mode, c’est aussi les vêtements du marché, les enseignes des zones d’activité, La Halle, Gémo, Kiabi… Parce que c’est ça le quotidien des vrais gens. "

Lisa Miquet : " Pour moi, la figure de la cagole, c'est juste celle d’une femme qui s’affirme, qui assume sa sexualité, qui revendique sa place dans l’espace public, qui ne s’excuse pas d’exister… Donc est-ce que finalement on n’aurait pas l’équivalent masculin de la cagole ? C’est marrant qu’une femme qui choisit de s’habiller comme elle en a envie, qui fait ce qu’elle veut, on l’enferme dans cette figure. "

Lisa Miquet : " Je voudrais vos présenter le travail d'Alessandro Clemenza, un photographe portraitiste de talent, aux photos incroyables, avec qui je partage mon studio. Il a une carrière plus longue que moi, il est plus expérimenté et m’aide beaucoup au quotidien. On a souvent l’impression que la photographie est un travail solitaire, mais entre photographes il peut y avoir de vraies belles solidarités. Alessandro sera toujours là pour me donner son avis si j’ai un doute sur une lumière, et à son échelle, il contribue donc aussi à mon travail. "

Réfugié adolescent à Calais - Série “We are heroes”.

Pour finir, un petit clip de Aube Perrie, dont le sujet et l'esthétique ont quelque chose en commun avec Lisa Miquet. Dont on a hâte de voir la nouvelle série sur les poils bien coiffés !